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écrivain. Il devient très important aux yeux de son parti, plus encore auprès du gouvernement qu’il sert ; mais cette importance, il en abuse, parce qu’il l’exagère ; il la défend, parce qu’on la conteste ; il obtient des ménagemens, même des caresses, sans être toujours considéré de ceux qui le flattent ; il régente plus qu’il n’influe, gourmande sans persuader, sert en grondant, pense dominer en causant, agir en écrivant, se plaint de n’être pas assez écouté, et menace incessamment d’abandonner ceux qui se perdraient, dit-il, s’il ne les sauvait tous les jours.

« Le docteur n’est pas seulement notre favori, disait le garde du grand sceau Harcourt, il est notre gouverneur. » Il était surtout le lien entre les deux principaux ministres, et dès lors ce lien n’était pas inutile. On voit dans ses lettres que Swift aimait au fond le chancelier de l’échiquier plus que le secrétaire d’état ; l’un avait plus de douceur et de liant dans le commerce, l’autre plus de verve et de piquant ; là plus d’égalité, ici plus de vivacité ; l’un blessa quelquefois Swift en lui offrant trop naïvement de l’argent et trop facilement des espérances qu’il ne réalisait jamais ; l’autre, à la fois plus grand seigneur et plus homme de lettres, ne le contrariait qu’en le forçant à boire trop de vin de Champagne, et en l’obligeant à des séances de table au-dessus de sa santé et de sa condition. Swift, qui trouvait Harley un peu trop whig et Saint-John un peu trop tory, les tempérait l’un par l’autre et leur faisait à tous deux du bien. Il finit par soupçonner que l’un avait plus de sagesse et l’autre plus de génie, puis il s’aperçut que leur différence de nature tournait à l’incompatibilité d’humeurs, et il désespéra enfin de les unir et de les sauver ; mais dans les premiers mois il ne trouvait que profit et plaisir dans leur commerce. On ne pouvait se passer de lui. Il devait à ses rapports avec le gouvernement de vivre dans une société charmante. « Les ministres, écrivait-il, sont de bons et braves enfans pleins de cœur ; je les traite comme des chiens, parce que je m’attends à en être traité de même. Ils ne m’appellent que Jonathan, et j’ai dit que je croyais qu’ils me laisseraient Jonathan comme ils m’avaient trouvé, n’ayant jamais vu un ministre faire quelque chose pour ceux dont il fait les compagnons de ses plaisirs ; mais je m’en moque. » « Le diable soit du secrétaire (d’état) ! dit-il une autre fois : quand je suis venu le voir ce matin (31 octobre 1711), il avait du monde ; mais il m’a dit de venir dîner chez Prior aujourd’hui, et que nous ferions toutes nos affaires dans l’après-dîner. À deux heures, Prior me prévient par un mot qu’il a un autre engagement. Le secrétaire et moi, nous allons dîner chez le brigadier Britton ; nous restons à table jusqu’à huit heures, nous devenons gais ; adieu les affaires. Nous nous quittons sans fixer un moment pour nous retrouver. C’est le défaut de tous les