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mourut, suivie bientôt de sa rivale au tombeau. C’est bien le roman le plus étrange, si rien devait étonner de la part des hommes qui prennent leur imagination pour leur sensibilité. Quoi qu’il en soit, il nommait poétiquement l’une Stella, l’autre Vanessa, et pendant deux années il raconta les moindres incidens de sa vie de Londres à Stella, dans une correspondance presque quotidienne où il n’économisait pas les détails, sans compter deux relations par lui rédigées, l’une de la formation du cabinet de 1710, l’autre de son administration et de sa fin, plus un jugement sur sa conduite, sans compter de nombreux écrits où tantôt il expose, tantôt il discute, tantôt il se moque. On pourrait chercher la chronique secrète du gouvernement de 1710 à 1714 dans le Journal à Stella, qui n’offre pas cependant un intérêt continu ; on y trouve bien du bavardage et d’innombrables petits faits de la vie usuelle qu’une excessive personnalité pouvait seule redire à une excessive affection. Les révélations curieuses, les anecdotes instructives, les traits de mœurs et de caractères sont assez clair-semés dans ces singuliers mémoires, et la lecture n’en est pas constamment amusante : c’est pourtant un précieux document historique.

Là, nous apprendrons que dès ses premiers numéros l’Examiner prit contre le parti du ministère tombé une vigoureuse offensive. La vivacité provocante de la rédaction lit du bruit, elle dépassait la mesure ordinaire de l’apologie officielle ; mais, dans l’état des esprits, elle réussit. Cependant alors, pas plus qu’aujourd’hui, un ministre ne pouvait se faire journaliste. Après deux mois d’expérience, il fallut chercher un principal rédacteur. Swift commençait à se faire distinguer de Harley. Quoiqu’il vécût encore dans l’intimité des écrivains whigs, d’Addison, de Steele, de Rowe, il voyait sans cesse le ministre ; il s’était lié intimement avec Erasme Lewis, son secrétaire. Déjà depuis deux mois, il avait publié deux satires, — deux vengeances : c’étaient un portrait du comte de Wharton, sanglant spécimen de la hardiesse injurieuse de son talent ; puis une pièce de vers énigmatique, la Verge de Sid Hamet, c’est-à-dire la baguette de Sidney Godolphin, baguette magique dont il vantail ironiquement les miracles. Les premiers pas étaient donc faits. Le 31 octobre et le 1er novembre. Swift dînait avec Addison, et le 2 parut le quatorzième numéro de l’Examiner ; l’article était de Swift. Il y exposait en termes encore modérés la situation et les chances du ministère, et commençait sa polémique contre le parti de la guerre, multis utile bellum (Lucain). C’était un jeudi ; il était invité à dîner pour le lendemain chez Harley, qui l’engagea encore pour le dimanche. Dans l’intervalle, le samedi, il dîna encore avec Addison et Steele à Kensington ; mais il fut invité pour le 11 chez Saint-John. Les attentions de ce nouveau protecteur le charmèrent : « Ne voilà-t-il pas qui est bizarre ?