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Cette lettre et plusieurs autres prouvent aussi que de toutes les spéculations de Beaumarchais, l’édition de Voltaire fut une des plus malheureuses. Comptant sur un succès d’enthousiasme, il avait tiré à 15,000 exemplaires, et il eut à peine 2,000 souscripteurs. Soit que l’édition antérieure à la sienne, celle de Genève, par Cramer, bien que très incomplète, lui eût nui, soit que la lenteur de l’opération eût refroidi le public, soit que le fanatisme pour Voltaire fût déjà un peu tombé, soit enfin que l’état d’agitation dans lequel entra bientôt la France rendît les lecteurs moins disposés à une acquisition aussi coûteuse, toujours est-il que Beaumarchais se trouva en perte des frais énormes qu’il avait faits, et qu’après la dissolution de son établissement de Kehl, où il imprima encore une édition de Rousseau et quelques autres ouvrages, il lui resta pour tout bénéfice de son métier d’éditeur des masses de papier imprimé qu’il dut entasser dans sa maison du faubourg Saint-Antoine, et qui lui attirèrent plus tard des visites peu amicales du peuple souverain, persuadé que l’auteur du Barbier de Séville accaparait du blé ou des fusils, et tout étonné de ne trouver que des alimens ou des armes d’une nature purement spirituelle.

Le désagrément d’une spéculation manquée se reflète dans la correspondance de Beaumarchais au sujet de l’édition de Voltaire : il n’est pas toujours de bonne humeur, et comme c’est à lui que s’adressent de tous les points de la France des souscripteurs souvent peu polis ou injustes dans leurs réclamations, il entretient avec eux une correspondance commerciale qui parfois ne laisse pas d’être piquante. Voici, par exemple, un libraire de Versailles, M. Blaizot, qui lui transmet un billet écrit par un de ses cliens et ainsi conçu :


« Plusieurs personnes ont quinze nouveaux volumes de la suite de Voltaire, et on m’assure même que cette édition est complétée par Beaumarchais. Si cela est vrai, je vous prie, monsieur Blaizot, de me procurer la suite de ma souscription, l’argent est tout prêt.

« H… »


Beaumarchais, qui était sans doute mal disposé en ce moment, trouve le billet de M. H. incivil, et répond par le billet suivant :


« Monsieur Blaizot, dites à H… qu’il aura ses quinze volumes quand la cessation des proscriptions permettra qu’on les livre à tout le monde. Si j’ai donné à quelques Français la préférence dangereuse de leur faire arriver de Kehl ces quinze volumes avant le temps, c’est qu’ils l’ont demandée d’un ton qui convenait à Beaumarchais. Je ne connais pas H…, mais à son style je juge que H… est l’initiale de Huron.

« Caron de Beaumarchais. »


Ailleurs, ce sont des négocians de Bordeaux qui se souviennent