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promet un célèbre auteur complet, ne peuvent se soumettre à aucune de ces restrictions particulières.

« Montaigne, qui s’imprime partout avec privilège, s’est bien donné d’autres libertés. Son chapitre de la Boîteuse, celui où il a inséré un vers portant un gros mot bien obscène et mis exprès par lui, pour être à son tour, dit-il, un livre de boudoir, n’ont jamais été retranchés de ses œuvres ; l’éditeur qui voudrait aujourd’hui les soustraire serait déshonoré comme un sot, et personne n’achèterait son édition. Il doit en être ainsi de tous les grands hommes. Vous avez fort bien dit que toutes ces défenses, portant sur les blasphèmes et les écrits contre les mœurs, ont une latitude trop étendue pour qu’on s’y oblige sans spécification ; cela ouvre trop de voies à la persécution. M. de Voltaire, le premier homme de notre siècle, avait ses opinions à lui. Il les exprimait avec toute la liberté philosophique et le goût exquis dont il a toujours été le modèle. Quel blasphème peut-il se trouver dans tout cela ? Il a dit son sentiment sur tous les gouvernemens, sur toutes les sectes, et son grand système étant la tolérance universelle, on ne peut rien ôter à ce grand homme, qu’on n’affaiblisse tout son ensemble. Les contes de La Fontaine, avec des estampes, ont été imprimés à Paris avec privilège du roi, parce qu’il y a longtemps qu’on sent qu’il est absurde de défendre ce qui est dans les mains de tout le monde et ce qui fait les délices des gens de goût.

« La société pense donc que, quelque bien qui résultât pour elle de l’emplacement de Kehl, son premier bien est la sécurité dans ses travaux, et qu’elle doit préférer le prince assez philosophe pour attirer dans ses états le plus magnifique établissement de littérature, dont tout l’avantage est pour son pays, à l’administration assez rigoureuse pour balancer de si grands avantages par des considérations classiques ou de controverse. Nous pourrions être arrêtés au milieu d’une dépense de plusieurs millions, parce qu’un philosophe a badiné légèrement sur ce qu’on appelle Cantique des Cantiques, morceau par lui-même si étrange qu’on n’a jamais osé le faire lire à des yeux pudibonds et le faire entendre à des oreilles un peu chastes ! Que deviendrait la philosophie ? que deviendraient nos fortunes ? Et combien les Anglais, les Hollandais, les Suisses, les Genevois et même les contrefacteurs français riraient de nous, en profitant de nos dépouilles, d’avoir été nous établir dans des états où l’on nous fait de si dures conditions, pendant qu’on nous offre, à quelques pas plus loin, toute la liberté dont on est bien sûr qu’une société formée sur d’aussi nobles principes n’abusera jamais !

« Remerciez donc, monsieur, toutes les personnes qui vous ont montré de la bienveillance ; rendez grâce à son altesse, de la part de la société, pour la bonne volonté qu’elle a daigné vous témoigner ; mais cet établissement est trop considérable pour que des obstacles de la nature de ceux qu’on nous oppose nous permettent de le fonder dans des états où on leur donne autant d’importance.

« Vous avez offert de n’imprimer les œuvres d’aucun auteur vivant, benè sit ; de ne vous jamais prévaloir sur les terres du prince en Alsace, benè sit ; de ne pas ajouter un mot aux œuvres du grand homme qui puisse choquer les opinions ou les mœurs très austères de notre siècle timoré, benè sit ; mais nous ne châtrerons point notre auteur, de crainte que tous les lecteurs de