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de la verve toujours un peu incorrecte, mais colorée, du Beaumarchais d’autrefois.


« Américains (s’écrie le vieillard), je vous ai servis avec un zèle infatigable, je n’en ai reçu dans ma vie qu’amertume pour récompense, et je meurs votre créancier. Souffrez donc qu’en mourant je vous lègue ma fille à doter avec ce que vous me devez. Peut-être qu’après moi, par d’autres injustices dont je ne puis plus me défendre, il ne lui restera rien au monde, et peut-être la Providence a-t-elle voulu lui ménager, par vos retards d’acquittement, une ressource après ma mort contre une infortune complète. Adoptez-la comme une digne enfant de l’état ! Sa mère aussi malheureuse et ma veuve, sa mère vous la conduira. Qu’elle soit regardée chez vous comme la fille d’un citoyen ! Mais si après ces derniers efforts, si après tout ce qui vient d’être dit, contre toute apparence possible, je pouvais craindre encore que vous rejetiez ma demande ; si je pouvais craindre, qu’à moi ou à mes héritiers vous refusiez des arbitres, désespéré, ruiné, tant en Europe que par vous, et votre pays étant le seul où je puisse sans honte tendre la main aux habitans, que me resterait-il à faire, sinon à supplier le ciel de me rendre encore un moment de santé qui me permît le voyage d’Amérique ? Arrivé au milieu de vous, la tête et le corps affaiblis, hors d’état de soutenir mes droits, faudrait-il donc alors que, mes preuves à la main, je me fisse porter sur une escabelle à l’entrée de vos assemblées nationales, et que, tendant à tous le bonnet de la liberté, dont aucun homme plus que moi n’a contribué à vous orner le chef, je vous criasse : Américains, faites l’aumône à votre ami, dont les services accumulés n’ont eu que cette récompense. Date obolum Belisario !

« Pierre-Augustin Caron Beaumarchais.
« D’auprès d’Hambourg, ce 10 avril 1795. »


Le congrès resta sourd aux réclamations de son fournisseur ; non-seulement il le laissa mourir sans avoir liquidé sa créance ; mais pendant les trente-six ans qui suivirent sa mort, depuis 1799 jusqu’en 1835, tous les gouvernemens qui se succédèrent en France et tous les ambassadeurs de ces gouvernemens auprès des États-Unis appuyèrent en vain la demande des héritiers de Beaumarchais. Il y avait contre cette créance un parti-pris qui se transmettait religieusement d’une génération de législateurs à l’autre. Non-seulement on disait : Nous avons à déduire sur la créance, fixée en 1793, par M. Hamilton, à la somme de 2,400,000 livres, la somme de 1 million donnée pour nous à Beaumarchais le 10 juin 1776 ; mais on ajoutait : Comme les intérêts de ce million, dont on ne nous a pas rendu compte depuis 1776, absorbent l’excédant, nous sommes quittes envers les héritiers de Beaumarchais, et nous ne leur paierons rien. De leur côté, les héritiers de Beaumarchais répondaient au congrès : D’après le compte de notre auteur, vous deviez, en 1793, y compris les intérêts, non pas 2,400,000 livres, comme l’a réglé M. Hamilton, mais plus de 4 millions. Payez-nous au moins la somme fixée par votre propre rappor-