Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/644

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se flattait, Dieu merci, d’une orgueilleuse illusion, s’il croyait que le dernier mot appartiendrait aux docteurs éhontés qui proclamaient au nom de Hegel la sauvage divinité du moi. Accablés par le mépris public, les jeunes hégéliens se renient les uns les autres, et voilà M. Rosenkranz qui rassemble en un corps de doctrines les principes modifiés de l’ancienne école ; voilà le lévite fidèle qui essaie de relever les murailles du temple, le voilà qui chasse les sophistes et lave la pierre du parvis !

L’ouvrage dans lequel M. Rosenkranz s’est proposé de défendre et de rectifier, s’il y a lieu, la philosophie qu’il aime, est intitulé Système de la Science, publié en 1850, ce livre a vivement excité l’attention, et la polémique dont il a été l’objet a obligé l’auteur à le compléter l’année dernière dans l’écrit que je signalais tout à l’heure. Le Système de le Science et te curieux manifeste qui porte ce titre, Ma réforme de la Philosophie de Hegel, tels sont les deux plaidoyers que M. Rosenkranz a publiés pour l’honneur de sa cause. Bien que M. Rosenkranz soit une intelligence résolue, il était impossible cependant que l’inspiration du livre ne révélât pas çà et là une tristesse trop justifiée : « Je ne nierai pas, s’écrie-t-il dans la préface de son livre, que le spectacle de ces deux dernières années ne m’ait causé maintes fois une affliction profonde. Un antagonisme terrible partage notre temps et se manifeste en d’incroyables luttes. Le ténébreux fantôme que je voyais, dans le domaine de la science comme dans celui de la réalité, diriger fixement vers nous ses lèvres pâles et ses vides paupières, me rappelait le disciple de Saïs qu’a chanté notre grand Schiller. Des jeunes gens, des hommes à l’âme puérile, téméraires plutôt que bardis, turbulens plutôt qu’empressés, animés d’un violent égoïsme au moment où ils croient faire acte de piété, s’élancent impétueusement pour soulever le voile qui cache les traits de la déesse. La foule applaudit comme à une action héroïque, et les applaudissemens les enivrent ; mais quand ils ont accompli leur attentat, la déesse outragée les foudroie de son regard, et ils tombent évanouis. Certes de tels hommes sont trop orgueilleux pour être sincères ; nous soupçonnons pourtant que dans le secret de leur conscience, ils doivent se dire comme le disciple de Schiller : « Malheur à celui qui marche à la vérité par la voie des impies ! jamais la vérité ne réjouira son âme. » M. Rosenkranz signale surtout avec douleur ces ardeurs matérialistes comprimées aujourd’hui, mais dont les derniers troubles ont révélé la désastreuse action, et qui éclateront un jour ou l’autre. Il se demande si l’on peut espérer que le genre humain prenne encore intérêt à la science, si un temps ne viendra pas où le souverain bien pour l’homme sera de manger dans quelque phalanstère. « Mais laissons là, reprend-il, ces désolantes pensées ! Il y a des heures où l’espèce humaine peut se croire en proie à une maladie mortelle ; ce n’est là toutefois qu’une phase de l’humanité, et la France, l’Italie et l’Allemagne ne sont pas le monde entier. » Cette consolation du philosophe est singulièrement triste ; nous n’avons pas assez de stoïcisme pour nous en contenter. Nous aimons mieux croire que l’amour de la vérité anime encore chez nous des milliers d’âmes généreuses, que le culte des jouissances grossières n’étouffera pas la loi spiritualiste. J’en atteste l’ouvrage même de M. Rosenkranz et le succès qui l’a couronné en Allemagne : non, la vieille Europe, Dieu merci, n’est pas encore obligée d’abandonner