Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/598

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Bassilan, et nous avions la perspective d’une relâche moins maussade ; nous devions cependant être internés à bord, car il n’eût pas été prudent de s’aventurer au milieu d’une population qui semblait fort excitée, et dont les antécédens n’inspiraient pas la moindre confiance. Les habitans de Soulou ne savaient pas d’ailleurs si nous venions en amis ou en ennemis, et ils se tenaient sur leurs gardes. Nous vîmes défiler sur la plage une bande de Malais armés de kris et de longues lances, les uns à cheval, les autres sur des buffles, et se dirigeant vers la ville qu’ils croyaient sans doute menacée. En même temps, les nombreuses pirogues qui se trouvaient disséminées le long de la côte rentraient en toute hâte au port. Lorsque le premier émoi fut passé, quelques bateaux se détachèrent du rivage et s’approchèrent de l’escadre ; peu à peu, chaque navire fut entouré par une flottille de pirogues remplies de provisions, poulets, fruits, légumes, que nous apportaient, des Chinois et des Malais. Dès que les gamelles eurent fait leur choix, vint le tour des marchands de kris, de coquillages, de perroquets, etc. Les Chinois demandaient généralement à être payés en piastres ; mais les Malais acceptaient des bouteilles vides, des miroirs cassés, des couteaux, des mouchoirs, des boutons, en sorte que l’équipage pouvait se livrer à peu de frais aux spéculations de la place. Le marché fut en pleine activité pendant la durée de notre séjour. Les échanges étaient souvent des plus grotesques et donnaient lieu aux scènes les plus divertissantes. Il fallait voir les matelots marchandant avec les Bédouins ! Ils saisirent l’occasion de vider leurs sacs, et Dieu sait ce que contient, après une longue campagne, le sac d’un matelot.

Dans les pirogues qui stationnaient le long du bord, nous avions remarqué plusieurs Tagals (indigènes de Luçon). La plupart avaient été enlevés par les pirates de Bornéo qui les avaient vendus sur le marché de Soulou : leurs maîtres leur défendaient de s’entretenir avec l’équipage. Une nuit, la sentinelle de l’Archimède vit apparaître tout à coup sur le pont un homme qui avait accosté le navire à la nage, et qui se précipita à genoux en faisant mille signes de croix. C’était un Tagal : il venait de s’échapper de terre, et il suppliait qu’on lui accordât asile et protection. Il annonça qu’il y avait à Soulou un grand nombre de prisonniers chrétiens. Les Malais avaient eu soin d’envoyer la plupart de leurs esclaves dans l’intérieur de l’île, dès que l’escadre avait été signalée ; mais plusieurs captifs réussirent à s’évader, et l’amiral ordonna qu’on les reçut à bord. Pendant quatre ou cinq nuits, il nous arriva ainsi des réfugiés. Les Malais, n’osant réclamer leurs esclaves, doublèrent leurs sentinelles, établirent une ligne de pirogues qui croisaient autour de l’escadre, allumèrent des feux sur le rivage et exercèrent la plus active surveillance. Parfois, nous entendions des coups de fusil, dirigés sans doute contre les malheureux qui venaient à nous. On eut du moins la consolation de sauver une douzaine de Tagals qui furent plus tard reconduits à Manille.

Cependant le ministre de France s’était mis en relation avec le sultan, et celui-ci avait choisi pour principal intermédiaire un Anglais, nommé Wyndham, qui habitait Soulou depuis plusieurs années. — Les Anglais sont partout ! Sur quelque rive que l’on aborde, on est sûr de rencontrer un fils d’Albion se livrant au négoce et préparant les voies à l’invasion des produits britanniques. Même au milieu des tribus les plus sauvages, il se sent protégé par son