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semaines : nous ne pouvions aller à terre que sur l’îlot désert de Malamawi, où les chasseurs se mirent d’abord en campagne, on tua un sanglier et quelques singes qui figurèrent sur les tables des états-majors ; on fit aussi rencontre d’un caïman, et cette découverte refroidit le zèle des plus intrépides. C’était d’ailleurs une assez médiocre distraction, que de se promener, le fusil à la main, au milieu d’épaisses broussailles et sur un sol marécageux où le pied enfonçait à chaque pas. Il fallait à tout moment se héler pour ne point se perdre ; le maître-canonnier de la Cléopâtre s’égara dans les palétuviers ; six hommes, envoyés à sa recherche, s’égarèrent à leur tour ; on ne les retrouva que le lendemain ; ils avaient passé la nuit, non pas même à la belle étoile, mais à l’ombre peu hospitalière de la forêt. On s’imagine volontiers, sur la foi des poètes, que les forêts vierges sont peuplées de grands arbres qui projettent librement leurs immenses rameaux et qui se dressent, majestueux et solennels, comme les géans de la création ! Cette description, consacrée par les classiques, est assurément très hasardée. Dans les forêts inexplorées des tropiques, la végétation ne produit guère qu’un fouillis d’arbres rabougris, de racines, de lianes, dont l’ensemble, couvert d’un manteau de verdure, peut de loin charmer la vue ; mais n’allez pas contempler ces merveilles de trop près, et ne vous avisez point d’expérimenter les agrémens de ces bois vierges ! Quant à nous, après quelques jours de tentatives infructueuses pour nous orienter dans ce dédale, nous avions pris le sage parti de ne plus quitter le rivage, où la pêche des coquillages remplaça l’exercice de la chasse. Notre relâche malaise aurait donc été des plus tristes, si nous n’avions eu pour nous distraire les visites de quelques chefs indigènes qui venaient conférer avec l’ambassadeur et l’amiral sur la destinée de leur île.

Le territoire de Bassilan est partagé entre plusieurs tribus, dont les chefs se font souvent la guerre. C’était sur la tribu du chef Youssouk que nous avions à tirer vengeance de l’assassinat de M. de Maynard, et nous entretenions des intelligences avec Baran, Panglimat Tiran et Arac, chefs d’une autre tribu. Ces trois sauvages se rendirent plusieurs fois à bord de l’Archimède et de la Cléopâtre. Baran portail des souliers, une robe de colon et un sabre qui lui avaient été donnés par la Sabine ; mais cet accoutrement trop compliqué paraissait le gêner singulièrement, les Malais de sa suite ne portaient presque rien. De part et d’autre, les relations étaient fort amicales, et si l’on avait eu la pensée de s’établir immédiatement dans l’île, la tribu s’y serait sans doute prêtée de très bonne grâce. En tous cas, avant d’entreprendre une nouvelle expédition contre Youssouk, on jugea convenable de s’entendre avec le sultan de Soulou. Le 4 février, la Cléopâtre, la Victorieuse et l’Archimède quittèrent les côtes de Bassilan, et le lendemain les trois navires étaient mouillés devant la capitale de l’archipel.

L’arrivée de trois navires de guerre produisit un grand effet dans la ville. La plage, était couverte de monde, et nous pouvions distinguer dans la foule les symptômes d’une vive agitation. Les maisons ou plutôt les cases de Soulou s’avancent jusque dans la mer et sont bâties sur pilotis ; au second plan, on aperçoit un fort garni de quelques pièces de canon ; autour de la ville s’étend une vaste plaine qui s’élève en amphithéâtre et qui parait bien cultivée. Ce tableau était donc beaucoup plus gai, plus animé que celui des palétuviers