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tous les points de la côte qui étaient d’ordinaire fréquentés par les pirates. On savait d’ailleurs que plusieurs pros, détachés de la grande balla, avaient opéré une diversion dans la direction de Sambas, pillé une colonie chinoise, et visité même l’embouchure de la rivière de Sarawak. La flottille commandée par le capitaine Farquhar et par le rajah Brooke remonta donc le Sercbas ; mais, après une courte navigation, on dut laisser au mouillage la Nemesis et les pros de fort tonnage pour ne garder que les embarcations légères. Un petit steamer, le Ranee, conduisait la marche. Arrêté brusquement par un tronc d’arbre qui se trouvait en travers de la rivière, il fut drossé par le courant et ne tarda pas à échouer ; le mécanicien lâcha la vapeur, qui, en s’échappant de la chaudière, produisit le sifflement accoutumé. Cet incident jeta l’effroi parmi les indigènes, qui ne s’expliquaient pas d’où pouvait venir un tel bruit : les uns se jetèrent à l’eau en désespérés pour nager vers la terre ; les autres, plus résignés, invoquèrent pieusement Allah ! Bref, ce fut une épouvante, une confusion impossible à décrire, et les Anglais eurent toutes les peines du monde à rassurer leurs braves alliés.

De distance en distance, les pirates avaient essayé de barrer la rivière avec des troncs d’arbre que l’on coupait à coups de hache afin d’ouvrir la route. On débarquait alors quelques détachemens pour protéger les travailleurs contre les attaques des jungles. Ces différentes manœuvres exigeaient une grande prudence. Les Malais, cachés à quelques pas de la rive sous d’épaisses touffes de broussailles, saisissaient au passage les hommes qui restaient en arrière de la bande, et partout où il y avait un sentier praticable, ils avaient imaginé de ficher en terre une foule de petits pieux extrêmement pointus qui entraient sous la plante des pieds et causaient souvent de cruelles blessures. Malgré ces difficultés, l’expédition s’avança à une assez grande distance dans l’intérieur, et elle châtia plusieurs tribus avant de revenir a l’embouchure de Serebas, où elle retrouva la Némésis.

Le 9 août, toute l’escadre se rendit à Bejang. Cette ville est habitée par la tribu des Milanows, qui, pour se soustraire aux déprédations des pirates, s’est avisée de construire ses cases sur pilotis à quarante pieds au-dessus du sol. Ce n’est pas tout : chaque case, armée comme une forteresse, contient une provision de pierres destinées à servir de projectiles, et lorsqu’il parait un pro suspect à l’horizon, les femmes s’empressent de préparer de l’huile bouillante pour en asperger au besoin les assaillans. Du reste, cette singulière tribu des Milanows, si prudemment juchée dans ses demeures aériennes, n’est point tout à fait sans reproche : un jeune homme de la tribu qui avait accompagné l’expédition fit sa rentrée au milieu des siens en rapportant avec orgueil une tête fraîchement coupée, et il reçut de ses compatriotes, surtout des femmes, un accueil enthousiaste.

Après avoir rassuré les Milanows, l’escadre de Sarawak visita la rivière Kanowit, dont les rives sont habitées par les Sakarrans et par d’autres tribus qui ont constamment fourni leur contingent à la piraterie. Lorsqu’elle se présentait devant un village, les chefs accouraient à la rencontre des officiers anglais, et ces forbans dont les cases étaient, suivant l’usage, décorées de trophées humains, se défendaient très énergiquement de toute complicité avec les Serebas : à peine avouaient-ils qu’il pouvait bien se trouver dans