Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/588

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

compte[1]. Appelé, de 1846 à 1848, à remplir sur le Maeander la même mission, il vient de compléter dans un second ouvrage les renseignement qu’il avait déjà recueillis sur Bornéo et les tribus de l’archipel. M. Henry Keppel s’est fait ainsi l’historiographe de la piraterie asiatique, et il a levé un coin du voile qui cache encore aux yeux de l’Europe la vie intime des populations malaises.

Les Serebas, qui tiennent une grande place dans les récits du capitaine Keppel, se composent de deux élémens que l’on retrouve médaillés dans la plupart des tribus qui habitent la côte nord-ouest de Bornéo, — L’élément malais pur et l’élément dayak. — Les Malais n’ont point d’origine bien connue ; ils sont un jour descendus de leurs pros sur le littoral de Serebas, et après avoir accepté pendant quelque temps la suzeraineté du rajah de Johore, qui au XVIIe siècle était tout puissant dans ces mers (le descendant de ce fameux rajah vit aujourd’hui fort tranquillement près de Singapore avec une rente de 100,000 francs que lui paie la compagnie des Indes), ils se déclarèrent indépendans et exercèrent librement leur métier de forbans. La population malaise de Serebas ne compte pas plus de quinze cents combattans ; mais ce sont des hommes intrépides. Quant aux Dayaks, qui représentent l’élément indigène, ils sont beaucoup plus nombreux et forment plusieurs villages. Dans l’origine, ils se contentaient de chercher querelle aux tribus voisines et ne couraient point la mer. Peu à peu ils s’engagèrent comme rameurs à bord des pros malais ; ils apprécièrent les avantages d’une industrie qui leur procurait aisément de belles parts de prises, et ils devinrent à leur tour d’excellens pirates : c’est une profession qui n’exige pas un long apprentissage. L’association des Dayaks avec les Malais modifia profondément les mœurs de la piraterie. Les Malais n’avaient en vue que le butin, et ils épargnaient la vie de leurs captifs qu’ils allaient vendre comme esclaves sur les marchés de l’archipel. Les Dayaks, au contraire, faisaient surtout la chasse aux hommes ; il leur fallait des têtes. Dans ces tribus primitives, un jeune homme ne pouvait décemment aspirer à la main d’une jeune fille sans présenter à sa fiancée, dans la corbeille de noce, une tête d’ennemi. Ainsi les uns pillaient, les autres tuaient, et la piraterie malaise, secondée par les sanglans caprices des amours dayaks, devint cruelle ; de là les massacres nombreux qui désolèrent presque périodiquement les détroits et les côtes de Bornéo. Aujourd’hui tous ces forbans sont parfaitement équipés : ils ont le kris et la lance qu’ils savent manier avec une habileté merveilleuse, et les armes à feu qu’ils peuvent depuis vingt ans acheter à Singapore : ce sont les seuls emprunts qu’ils aient faits jusqu’ici à notre civilisation.

On nomme pros ou praws les embarcations des Malais, et bangkongs celles des Dayaks. Ces bateaux portent en moyenne trente-cinq hommes, et sont armés d’un canon à l’avant. Les pros de guerre, moulés par les principaux chefs, ont vingt à trente mètres de longueur et trente bancs de rameurs ; ils sont surmontés d’une espèce de terrasse où se tiennent les combattans. Les bangkongs sont généralement moins longs ; ils tirent moins d’eau et sont mieux

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1846, Politique coloniale de l’Angleterre, Expédition de Bornéo, par M. A. Audiganne.