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moyens de défense, parfois aussi les souverains de Siam, de Cochinchine, de Bornéo, achètent de fortes cargaisons de fusils pour se procurer l’innocent plaisir d’armer leurs troupes à l’européenne ; mais ce qui demeure avéré, c’est que les pirates sont, pour les bazars de Singapore, d’excellentes pratiques, et que les négocians anglais, trop discrets pour s’enquérir des intentions de leurs acheteurs, exploitent sans le moindre remords cette riche clientèle. Quant au gouvernement, on sait qu’il a pour principe de ne point intervenir dans les transactions des particuliers ; il laisse donc faire. Cependant la Grande-Bretagne poursuit impitoyablement les pirates ; elle les attaque sur terre et sur mer, au milieu des détroits de l’archipel et sur la côte même, de Bornéo : de temps à autre, ses vaillans officiers de marine, vont reprendre entre les mains des forbans les armes sorties des bazars de Singapore. L’honneur national est sauf et la civilisation est vengée !

Il serait assurément beaucoup plus simple de refuser aux tribus malaises les munitions qu’elles achètent si commodément dans l’arsenal britannique et d’exercer sur ce genre d’affaires une active surveillance ; mais le commerce n’y trouverait plus son compte, et que diraient les partisans du free trade ? De quel droit priverait-on les usines de Birmingham des commandes qui leur sont faites, et les Malais des marchandises qu’ils demandent ? A chacun son rôle ; s’il y a des pirates, cela regarde les navires de sa majesté. Il faut ajouter que l’on trouve encore en Angleterre et dans l’Inde un certain nombre d’incrédules à l’endroit de la piraterie. Dans le parlement, M. Hume accuse, au moins une fois l’an, le rajah Brooke d’avoir inventé les pirates de Bornéo, afin de justifier la prise de possession du district de Sarawak et les combats livrés aux tribus voisines ; à Singapore même, les marchands d’armes seraient tout prêts à certifier l’honnêteté de leurs cliens malais, qui paient comptant. Quoi qu’on ait pu dire, la mer et les détroits de la Malaisie n’en sont pas moins aujourd’hui, comme par le passé, infestés de pirates, dont il faut incessamment surveiller les manœuvres et corriger les méfaits.

N’est-il pas singulier qu’en plein XIXe siècle, alors que la civilisation dispose de tant de ressources et s’empare si vite, grâce à la vapeur, de toutes les régions du globe, il y ait encore, à l’extrémité de l’Asie, des bandes de forbans qui tiennent bravement la mer ? Il semble que ces vestiges de barbarie auraient dû depuis longtemps disparaître devant le pavillon européen, qui sillonne, sans relâche toutes les routes de l’archipel asiatique. Déjà, à plusieurs reprises, l’Angleterre, la Hollande, l’Espagne et même la France ont infligé aux Malais de rudes leçons. Cependant la piraterie résiste : à peine chassée sur un point, elle reparaît sur un autre ; elle se multiplie par l’extrême mobilité de ses escadres, bloque les détroits, pénètre au fond des baies, remonte les fleuves ; elle a son organisation particulière pour la course et pour le combat, ses points de rendez-vous et de ravitaillement, ses marchés pour la vente du butin. Ce n’est point seulement une habitude, encouragée longtemps par le succès et l’impunité ou entretenue par de sauvages instincts ; c’est une véritable industrie, une profession traditionnelle, à laquelle se livrent des tribus entières. Comment s’étonner dès lors que les croisières européennes aient tant de peine à lutter contre de pareils ennemis ? Les Malais, qui s’accommodent si bien de leur métier de pirates et qui ont