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celle de tous les instincts nationaux, et si le génie de ce pays rend l’un et l’autre impossible, de son côté la bourgeoisie possède-t-elle toutes les qualités requises pour l’exercice du pouvoir ? Est-elle, quant à présent, en mesure de l’exercer d’une manière permanente sans le concours de ceux qui constituaient jadis les ordres privilégiés de la société, et qui viennent de plus en plus, par l’effet des mœurs et des institutions civiles, se confondre dans ses rangs ? A-t-elle l’esprit à la hauteur de sa fortune, et ne serait-ce pas dans le désaccord au moins temporaire qui existe entre sa mission sociale et son insuffisance à l’accomplir qu’il faudrait chercher le triste secret de toutes les révolutions de notre temps ? Cette formidable question s’est certainement trouvée posée pour l’auteur de l’Essai sur l’histoire du tiers-état, comme elle l’est depuis longtemps pour nous-même.

Lorsqu’à la fin du Xe siècle la féodalité militaire chassa les débiles successeurs de Charlemagne pour placer l’un des siens à sa tête, et qu’elle érigea une royauté française dégagée de toute solidarité avec la Germanie, patrie primitive des conquérans, cette grande révolution eut un succès complet, et nul n’a peint en traits plus originaux que M. Thierry lui-même[1] ce changement de dynastie, œuvre d’une idée et date d’une ère nouvelle. Mais la bourgeoisie contemporaine a-t-elle réussi, et les destinées de la monarchie de 1830 ont-elles été les mêmes que celles de la monarchie de Hugues Capet ? Le principe du suffrage universel, qui domine aujourd’hui tous les pouvoirs publics, n’est-il pas le contre-pied de son propre principe ? La bourgeoisie a-t-elle défendu contre une surprise le gouvernement qui était la plus haute expression de ses idées, de ses vœux et de ses intérêts ? A-t-elle tenté le plus léger effort pour conserver le pouvoir, et une journée n’a-t-elle pas suffi pour le lui enlever ? N’avait-elle pas montré la même impuissance et la même faiblesse soixante années auparavant ? N’avait-elle pas laissé sortir la spoliation et la mort d’une révolution qu’elle avait faite pour garantir sa prépondérance exclusive, et les discours des orateurs de 1791 n’ont-ils pas abouti à la république aussi bien que ceux des orateurs réformistes ? D’aussi désastreuses récidives n’ont pu manquer de frapper l’esprit de M. Thierry, et peut-être ont-elles obscurci en quelques points la perception qu’en des temps moins troublés il avait de son sujet. Il y a dans son livre pourtant des pages qui jettent un jour singulier sur l’esprit natif de la bourgeoisie et sur les défaillances soudaines qui ont humilié la France depuis 1792 jusqu’à notre temps. La bourgeoisie peut y apprendre à quelles conditions elle a autrefois conquis l’indépendance, et à quelles conditions plus tard elle a conquis le pouvoir, — à quel prix de tels biens s’achètent et à quel prix on les garde ;

  1. Voyez les Lettres sur l’histoire de France, et spécialement la lettre XIIIe.