Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/533

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conflit de tous les élémens qui se heurtent sans rien perdre de leur force n’est pas une décomposition ; ce chaos à travers lequel l’esprit ne sait rien entrevoir, c’est celui d’une création nouvelle, on sent vibrer la vie sous les ruines ; l’ancien état de choses fait insensiblement place à une société mieux organisée, et l’avenir, toujours obscur, parait cependant assuré. Les individus ont souffert, beaucoup souffrent encore, mais l’Irlande est sauvée, et peut-être ne sera-t-elle pas toujours une exception cruelle parmi les malheurs de l’humanité. Il dépend de deux puissances, l’une temporelle, l’autre spirituelle, d’accélérer ou d’arrêter des progrès incontestables, de perpétuer la misère ou de l’atténuer. Tous les systèmes reconnaissent également cette vérité : une des plus grandes causes de la détresse de l’Irlande, c’est le manque de capitaux. Que les capitaux anglais consentent à venir chercher des placemens en Irlande, où ils rapporteraient le double de ce qu’ils rendent en Angleterre : que l’Irlande possède à la bourse de Londres un crédit semblable à celui dont jouit Ceylan ou l’Amérique du Sud : toutes les améliorations qui paraissent aujourd’hui chimériques deviennent à l’instant même possibles. Pour les stimuler, il n’y aurait besoin ni d’expatrier ceux-ci, ni de ruiner ceux-là, ni d’inventer des systèmes nouveaux, ni d’accroître les dépenses du gouvernement ; il suffirait de laisser agir l’instrument du travail que l’Angleterre possède en si grande abondance. À d’autres égards, l’Irlande a pu se plaindre des conséquences inévitables de sa position géographique ; mais son union avec l’Angleterre lui donne des moyens de se relever qui n’existeraient pour aucun autre pays aussi pauvre, livré à ses propres forces. Malheureusement, si les intérêts de l’Angleterre et de l’Irlande sont identiques, les passions sont ennemies dans les deux pays, et L’antagonisme des passions l’emporte sur la communauté des intérêts. Une seule chose peut faire abonder les capitaux en Irlande, c’est le repos définitif et assuré de cette île, et c’est à troubler ce repos que chacun tour à tour semble s’appliquer. On a peine à comprendre l’acharnement d’une lutte qui a le paupérisme pour témoin et pour victime, et qu’après des siècles d’expérience on hésite à se montrer complètement juste, et à assurer le progrès matériel. Lorsqu’il quitta la vice-royauté d’Irlande, il y a plus de cent ans, lord Chesterfield disait à un évêque anglican : « Songez moins à la papauté et plus à la pauvreté. » C’est pour n’avoir pas suivi ce conseil que des millions d’hommes ont péri et que des millions d’hommes souffrent encore.


JULES DE LASTEYRIE.

Irlande, juillet 1853.