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envoyer des maîtres indulgens ! La domination qui voudrait assujettir brusquement au travail ou à la vertu une race habituée à vivre d’air et de liberté, qui tenterait de ruiner la joyeuse insouciance de ce peuple, lui ravirait du même coup le souffle qui l’anime. Que notre civilisation se montre donc une fois réellement bienfaisante envers ces pauvres sauvages qu’elle a si souvent entrepris de moraliser et qu’elle n’a jusqu’à présent réussi qu’à détruire !

Des complications politiques que le gouverneur des îles de la Société parvint à dénouer sans notre concours nous retinrent pendant près d’un mois dans le port de Papeïti. Le moment arriva enfin où il nous fut permis de poursuivre notre voyage. Le 21 août 1850, dès la pointe du jour, nous étions en dehors des récifs. La brise du matin nous abandonna quand nous avions encore en vue les navires mouillés sur la rade ; mais bientôt les vents alisés vinrent enfler nos voiles. Les sommets de Taïti s’abaissèrent l’un après l’autre sous l’horizon, ceux de Moréa ne tardèrent pas à disparaître ; avant le coucher du soleil, la Bayonnaise n’avait plus devant elle que les vastes solitudes de l’Océan Pacifique. Cinquante-trois jours nous suffirent pour doubler le cap Horn et atteindre la haie de Rio-Janeiro. Le vent nous secondait ; la Bayonnaise semblait avoir des ailes. Tout retard désormais nous était importun. Nous n’eussions point touché sur les côtes du Brésil, si les instructions du ministre de la marine ne nous en eussent fait un devoir. Nous résolûmes du moins de ne pas nous y arrêter. Le 19 octobre, nous bordions nos huniers pour un dernier appareillage, et le 6 décembre 1850, après avoir coupé six fois l’équateur, après avoir parcouru près de vingt-six mille lieues, nous laissions tomber l’ancre sur la rade de Cherbourg, que nous avions quittée au mois d’avril 1847.

Près de trois années se sont déjà écoulées depuis le retour de la Bayonnaise au port ; mais, grâce à la fidélité d’affectueux souvenirs, je ne suis point resté complètement étranger aux événemens qui se sont accomplis pendant ces trois ans dans les mers de Chine. Je pressentais que l’extrême Orient ne tarderait point à attirer encore une fois les regards de l’Europe. La fièvre révolutionnaire semble agiter enfin ce monde impassible. Une troupe de bandits rassemblés par la famine a pris en quelques mois vis-à-vis du gouvernement de la Chine les proportions d’une armée de rebelles. La faiblesse de ce gouvernement est parvenue à transformer des projets de pillage en projets politiques, et la bannière d’un prétendant a flotté un moment sur les murs de Nan-king. Quelle sera l’issue d’un conflit auquel le peuple n’a point encore pris part ? Les descendans de Kang-hi iront-ils rejoindre les fils de Gengis-Khan dans les vastes déserts de la terre des Herbes ? La Chine verra-t-elle, ainsi que le proclament les insurgés,