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par la masse de la population. Un changement de culture nécessitait une véritable révolution sociale, et c’est une grande révolution, celle qui détruit la culture à la main, force à mettre en herbages la terre de labour, divise la propriété, ne permet d’exploiter la terre qu’à la condition de posséder des capitaux et contraint le petit tenancier à se faire journalier !

Aujourd’hui cette révolution est en partie accomplie, la famine s’est chargée de la besogne que des théories violentes voulaient imposer à la législation. Quel que soit le sort de la récolte des pommes de terre, les plus mauvais jours de l’Irlande ne se renouvelleront pas. Après cinq années d’un malheur inouï, elle marche vers un état économique meilleur et plus stable. Les désastres ont été connus, le bien ne doit pas rester ignoré, et il nous paraît intéressant de rechercher comment s’est améliorée une situation qui paraissait désespérée. On ne peut avoir habité l’Irlande sans éprouver une vive sympathie pour ce pays, sans désirer faire connaître les causes réelles de ses souffrances et les espérances qu’il est permis de concevoir pour son avenir. Le spectacle de la misère irlandaise n’est pas d’ailleurs seulement de nature à émouvoir le cœur ; il ne montre pas seulement sous leur forme la plus douloureuse les effets du mal, il apprend à s’attacher à tout ce qui est vrai en économie publique, en politique, en morale et en religion.

On nous permettra cependant d’exprimer très-peu d’opinions théoriques. Dans l’état transitoire de l’Irlande, les systèmes courraient grand risque d’être démentis par les faits. Sur toutes les questions de l’ordre moral et de l’ordre matériel plane aujourd’hui en Irlande la question des subsistances. La révolution agricole qui transforme la situation sociale modifie en même temps les conditions morales du pays ; la solution de nombreux problèmes économiques, politiques et religieux est subordonnée à la disparition ou à la durée de la cause même qui a produit la famine et a amené la dépopulation. Si les passions s’agitent toujours, ce n’est pas à elles seules qu’il appartiendra de décider des événemens : la sagesse comme la folie demeurent frappées d’impuissance en face des cruels caprices de la nature.

Aussi c’est la famine, ce sont des souffrances cruelles qui ont ouvert en Irlande la voie des améliorations pour les générations futures. En présence d’infortunes poignantes frappant du même coup toutes les classes de la société, on ne saurait de sang-froid supputer les avantages économiques qui résultent de la mort des uns, de l’expatriation des autres, de la ruine de beaucoup. À cette heure sans doute, le champ de la famine est circonscrit, cette question de vie ou de mort que doit décider la maladie ou la santé d’une racine ne s’applique plus à la généralité : beaucoup de propriétaires et de tenanciers