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témoignage lui-même de ces importunités intéressées et du soin avec lequel il se surveillait : « Dans la direction de mon journal, dit-il, je m’attachais à exclure toutes ces diffamations, toutes ces attaques personnelles qui, dans ces dernières années, ont fait si grand tort à notre pays. Toutes les fois qu’on me demandait l’insertion d’un article de ce genre, et que l’auteur, suivant l’usage, invoquait la liberté de la presse et comparait les journaux aux diligences, où tout le monde a droit à une place pour son argent, je répondais invariablement que j’imprimerais cet article séparément si l’auteur le désirait, et lui fournirais autant d’exemplaires qu’il en voudrait distribuer lui-même, mais que je ne voulais pas prendre sur moi de répandre ses attaques ; que j’avais contracté vis-à-vis de mes abonnés l’engagement de leur fournir une lecture utile ou agréable, et que je ne pouvais, sans une injustice manifeste, remplir leur journal de querelles particulières qui ne les intéressaient en rien. »

Franklin écrivait ces lignes dans sa vieillesse, longtemps après avoir quitté la carrière, et quand il se rendait à lui-même ce témoignage, il ne pouvait se dissimuler que son exemple n’avait été suivi ni par ses contemporains, ni surtout par ses successeurs. Aussi ajoute-t-il, peut-être par allusion aux attaques incessantes dont lui-même, dont Washington, dont les défenseurs les plus dévoués de l’indépendance furent l’objet de la part de la presse américaine : » Aujourd’hui la plupart de nos imprimeurs ne se font aucun scrupule de satisfaire et de flatter la malice des gens par de fausses accusations contre les plus nobles réputations du pays, et d’augmenter les animosités mutuelles jusqu’à provoquer des duels. De plus ils poussent l’indiscrétion jusqu’à publier sur le gouvernement des états voisins, et même sur la conduite des meilleurs alliés de la nation, des réflexions injurieuses qui peuvent entraîner les plus funestes conséquences. Je ne parle de tout ceci que pour faire réfléchir les jeunes imprimeurs, et pour les encourager à ne pas salir ainsi leurs presses, et à refuser avec fermeté de ternir par ces ignobles pratiques l’honneur de la profession. Ils peuvent voir, par mon exemple, qu’après tout cette ligne de conduite ne sera nullement préjudiciable à leurs intérêts. »

Franklin n’avait point en effet à se plaindre de la fortune : son journal, qui était déjà une entreprise assez lucrative, lui avait valu une clientèle nombreuse, les impressions de la législature coloniale et plusieurs commandes importantes ; il était l’imprimeur le plus occupé, non-seulement de la Pennsylvanie, mais des provinces voisines. L’Almanach du bonhomme Richard, qu’il publia vingt-cinq ans, et dont il vendait, en dépit des contrefaçons et des imitations, le nombre presque incroyable de dix mille exemplaires, représentait à lui seul un revenu considérable dans un pays tout neuf où l’argent était rare ; n’oublions pas non plus la direction des postes, à laquelle un traitement était attaché. Enfin, par l’influence croissante de la Gazette, des services rendus et de la fortune, Franklin, d’abord secrétaire-rédacteur de l’assemblée coloniale, était devenu député lui-même et l’âme du parti populaire. Dès qu’il fallait composer une commission ou remplir un poste de confiance, il était le premier sur lequel on jetât les yeux ; aussi dut-il songer à se décharger d’une partie de ses occupations, et surtout de la direction de son Imprimerie : il prit pour associé un Écossais du nom de David Hall. Cette