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le Spectateur, le Tuteur, tous ces recueils de critique et de morale tués bientôt par une législation fiscale, mais dont l’existence éphémère a suffi pour immortaliser les noms de Swift, de Steele et d’Addison. Ce fut un journal du même genre que voulurent faire les Franklin : la mode retardait de dix ans d’un hémisphère à l’autre.

Le jeune Benjamin, qui avait eu assez de crédit pour faire imprimer ses ballades par son frère, contribua peut-être de ses avis à faire donner au Courrier ce caractère didactique. Lui-même a raconté quelle impression profonde produisit sur lui la lecture d’un volume dépareillé du Spectateur que le hasard lui fit rencontrer à cette époque, et par quel travail acharné il arriva à s’assimiler complètement les idées et jusqu’au style et à la manière d’Addison. C’était là l’occupation de ses nuits ; le jour était employé à composer et à tirer le journal, ou bien à le porter en ville aux abonnés. L’apprenti ne tarda point pourtant à devenir un des principaux rédacteurs du Courrier. Le soir, en se retirant, il déposait sous la porte de l’imprimerie des articles non signés qui étaient recueillis le lendemain ; il assistait impassible, mais le cœur plein de joie, aux discussions que ces articles anonymes soulevaient entre les amis de la famille, et il avait presque toujours le plaisir de les voir insérer dans le Courrier. Bientôt il lui arriva de se trahir, et il fut admis au conseil. Rien ne permet aujourd’hui de reconnaître la part qui revient à Franklin dans les essais sous forme d’articles ou de lettres et dans les courts paragraphes qui remplissent les premiers numéros du Courrier. Cette égalité de ton tourne à l’éloge du journal autant qu’à celui du jeune auteur : ni l’esprit, ni même le talent d’écrire ne manquaient aux collaborateurs de Franklin. Le Courrier contient sur les poètes du temps des appréciations où un jugement sévère est assaisonné de gaieté, et qui sont de bons articles de critique à la façon anglaise ; mais la morale y tient beaucoup plus de place que la littérature ; les vices du temps sont censurés avec verve, quelquefois avec brutalité, et le ton est le plus habituellement celui de la satire. Ni le gouvernement, ni le clergé puritain ne sont ménagés ; toutefois on évitait avec quelque soin les personnalités, et il est rare de rencontrer un nom propre dans le Courrier ; la critique demeure presque toujours générale, mais elle arrive parfois à la rudesse et à la violence, et même ne hait pas toujours les gros mots. Néanmoins, à tout prendre, et surtout à le comparer aux journaux qui suivirent et même aux journaux américains de notre temps, le Courrier n’offre rien de très répréhensible.

On n’en jugeait point ainsi alors, et les Franklin se firent immédiatement beaucoup d’ennemis. La suprême influence dans la colonie appartenait encore au clergé presbytérien. Toutes les affaires importantes se décidaient dans les réunions des ministres : nul candidat n’arrivait aux honneurs municipaux ou aux assemblées législatives que de leur gré et avec leur appui. Ils ne se bornaient pas à contrôler la marche du gouvernement, ils censuraient la conduite des particuliers, mettant les citoyens à l’index, qui pour une opinion hétérodoxe, qui pour sa négligence à venir aux offices, qui pour la tiédeur de sa foi. Cette domination de la chaire n’avait pas toujours produit d’heureux effets : il n’y avait pas bien longtemps encore que toute la colonie avait été bouleversée, toutes les familles mises en alarme et le sang