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ses affections, vive et dissimulée dans ses antipathies, c’est pour les satisfaire, c’est pour se débarrasser de serviteurs importuns, beaucoup plus que pour changer de politique, qu’elle entra enfin dans une conspiration contre ses ministres. On a parlé d’une paire de gants que la duchesse de Marlborough lui avait refusée, d’une porte fermée avec fracas en signe de colère, du fameux verre d’eau qu’elle répandit sur la robe de mistress Masham. Ce qui est sûr, c’est que la docilité insinuante de cette seconde favorite devint à la fois la consolation et la ressource de la reine. C’est la discrète Abigaïl qui, secrètement raccommodée avec Harley, transmettait ses condoléances, ses conseils, ses promesses. Quoique le parlement fût unanime, c’est-à-dire qu’aucune opposition n’osât le diviser, Harley ne désespérait pas. Il voyait naître peu à peu dans la nation un retour vers les idées pacifiques ; il suivait, il encourageait au besoin les efforts constans de la haute église pour propager dans les cœurs ses ressentimens et ses alarmes, et il savait que ces prédications trouvaient accès dans la multitude, et ranimaient le feu caché du fanatisme orthodoxe. Le prince de Danemark avait cessé de vivre. Quoiqu’il partageât les sentimens de la reine, il les tempérait, et surtout il lui recommandait le bon accord avec Marlborough, qu’il traitait comme un ami. Livrée à elle-même, aigrie encore par sa tristesse, Anne devint plus violente dans ses ressentimens et plus hardie dans ses espérances. Cependant elle ne trahissait que par une froideur morne le secret de ses émotions et de ses manœuvres. Elle se prêtait de mauvaise grâce aux exigences de ses ministres, résistait quelquefois, n’éclatait jamais. Il devenait impossible de la regagner ou de la subjuguer assez pour supprimer ce travail souterrain de dissolution qu’elle poursuivait silencieusement dans sa chambre à coucher et dans son cabinet de toilette. Les ministres étaient forcés de souffrir ce qu’ils ne pouvaient empêcher, et ce qu’ils se persuadaient qu’ils ne devaient pas craindre. Confians dans leur union, dans leurs succès, dans leur influence parlementaire, ils pensaient que l’état serait plus fort que la cour, ou plutôt, comme l’état, la cour même était avec eux. La cour, c’étaient eux. Que pouvait faire une camarilla obscure, un complot de femmes de chambre, contre la politique des pairs du royaume, contre le concert des chefs de l’aristocratie du pays, défendue dans le sénat par de grands orateurs, dans les camps par un grand capitaine ?

Cette confiance portait ses fruits ordinaires. Les ministres se laissainet aller chacun à leurs défauts. Godolphin avait plus de jugement que d’esprit. Il était inactif, il négligeait les hommes pour les affaires. Ses collègues, supérieurs en talent, commençaient à se plaindre. Marlborough, plus propre que personne, par le charme et l’adresse de ses manières, à maintenir l’union et à diriger les esprits,