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le commun consentement des intelligences, poursuivent le divin et l’idéal, et n’atteignent souvent que le merveilleux et l’imaginaire. Par le caractère même d’une telle tendance et l’indétermination de son objet, on voit qu’elle peut mener au taux comme au vrai, au sacré comme au profane, au bien comme au mal. La mysticité ainsi comprise n’est donc pas inhérente à la religion. Elle peut exister en dehors du christianisme ; elle peut se rencontrer dans les sciences et jusque dans la politique ; il y a même un mysticisme irréligieux, un mysticisme révolutionnaire. Comme penchant intellectuel, c’est en quelque sorte une forme qui s’adapte à toutes les matières, et suivant la distinction des esprits, la nature des croyances et la délicatesse des consciences, elle donne, des produits aussi inégaux, aussi différens que la spiritualité si pure de Gerson ou de Fénelon, les rêveries téméraires de Boehm, la théosophie suspecte de Swedenborg, les chimères aventureuses de Mesmer et de Cagliostro, l’illuminisme grossier de dom Gerle et de Catherine Théot.

C’est plutôt du côté de Fénelon qu’il faut placer Saint-Martin, qui, vers la fin du siècle dernier, a, dans sa foi naïve et subtile, tenté de remplacer tout ensemble l’esprit philosophique et la tradition ecclésiastique par une révélation dont il ne trouvait le titre que dans sa pensée. De tous les mystiques hétérodoxes, Saint-Martin est peut-être le plus chrétien ; c’est assurément le plus intéressant. Il est de ces hommes dont on ne parle que pour en dire du bien. On ne lit guère ses écrits, mais on loue l’auteur. Ses vertus personnelles et sa vie presque ascétique ont laissé une bonne et pure renommée, et des esprits supérieurs ont estimé le sien. Cependant il est resté, quoique son nom soit presque célèbre, le philosophe inconnu, et il ne cesserait pas de l’être, si l’on ne devait le connaître que par ses ouvrage ? . Quoiqu’ils contiennent des choses remarquables, ils ne peuvent être goûtes, si l’on n’est de sa secte, ou si l’on ne partage ses dispositions. Pour l’immense majorité des lecteurs, ils sont obscurs, vagues, ennuyeux, et cependant ils sont très dignes de curiosité. Saint-Martin est au nombre des écrivains qu’il est difficile de lire et qu’il est bon de connaître ; par conséquent, il gagne à être interprété. Pour qui n’est pas mystique, le mysticisme n’est intelligible que s’il est analysé, et ceux qui le jugent se font mieux entendre que ceux qui le prêchent.

Mais il faut que l’interprète soit fidèle, l’analyse exacte, le juge compétent. Ces conditions sont remplies par l’ouvrage que M. Caro a publié sous le titre d’Essai sur la vie et la doctrine de Saint-Martin. M. Caro n’est point mystique, mais il aime et comprend le mysticisme ; il en connaît et il en montre la faiblesse et le danger, mais il sait combien dans Saint-Martin la doctrine était noble, élevée, moralement irréprochable, c’était un libéral nullement révolutionnaire, un chrétien de cœur, sinon d’esprit, un philosophe par l’intention et non par la méthode. Le tableau des opinions au milieu desquelles il s’est formé, les simples événemens de sa vie, les antécédens de ses doctrines, leur caractère, leur portée, la valeur de ses ouvrages et de son talent, enfin le fort et le faible du mysticisme, tout est traité avec une parfaite clarté et une haute raison dans l’ouvrage qui nous occupe. Éclairé par la philosophie, appuyé sur la foi, M. Caro peut en toute assurance se prononcer sur les questions qu’il agite ; son intelligence, souple et pénétrante, est bien maîtresse de son sujet ; quand il expose et quand il conclut, il mérite et captive la confiance, et nous aimons mieux l’en croire sur Saint-Martin