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toutes celles précédemment dirigées sur la Kabylie, cette expédition avait pour but de faire pénétrer et d’asseoir la domination de la France dans ce massif de montagnes où vivait une population indépendante et rebelle, qui interceptait jusqu’ici les communications entre les côtes de l’intérieur ; c’est là même une des causes qui ont longtemps paralysé le développement des villes du littoral, telles que Dellys, Bougie, Djidjelli, Collo. L’expédition récente a pleinement atteint son but en amenant la soumission des tribus les plus hostiles. Après avoir commencé par quelques combats heureux, par des marches vaillantes, elle s’est terminée par un travail d’un autre genre, par l’ouverture d’une route entre Djidelli et Constantine. Les armes ont fait place un moment à la pioche, et nos soldats se sont employés à cette œuvre nouvelle avec la même ardeur qu’aux combats de la veille. La dernière expédition, dite des Babors, a donc eu pour résultat la pacification complète de la Kabylie, et place, par suite toute cette portion de l’Algérie dans des conditions plus normales et moins incertaines. À mesure cependant que s’affermit la domination militaire de la France sur le sol de l’Afrique, ce qui reste à faire devient plus sensible encore : c’est l’œuvre plus difficile et plus lente de la colonisation successivement étendue à toutes les portions de l’Algérie qui peuvent être facilement livrées à l’agriculture ou à l’industrie. L’histoire des progrès accomplis jusqu’ici en Afrique sous ce rapport est écrite dans une publication administrative pleine d’intérêt et assez récente, qui paraît sous le titre de Tableau de la situation des établissement français dans l’Algérie de 1850 à 1852. C’est de l’histoire en chiffres comme toutes les statistiques, mais qui laisse apercevoir le mouvement d’intérêts dont notre possession est déjà le théâtre. Malheureusement ce qui manque le plus encore, c’est la population européenne, nous pourrions même ajouter la population française. Contre une population de plus de deux millions d’indigènes, le chiffre des Européens ne s’élevait en 1852 qu’à cent trente et un mille environ, et sur ce chiffre, le nombre des étrangers, Espagnols, Maltais. Italiens, etc., balançait celui des français. Dans deux des provinces, à Alger et à Oran, le nombre des étrangers l’emporte même. Ce n’est point évidemment un résultat bien considérable encore que l’introduction de soixante mille Français et même de cent trente mille Européens depuis vingt ans, et il ne serait point inutile, il nous semble, de chercher aujourd’hui les moyens de détourner au profit de l’Afrique un peu de ce courant d’émigration qui se dirige vers le Nouveau-Monde. Une des parties les plus curieuses de ce livre sur les établissemens français dans l’Algérie est celle qui raconte tous les efforts, imposés à l’administration pour réduire et transformer les populations indigènes en les assujettissant à une vie plus réglée, sans froisser trop directement leur religion, leurs usages et leurs mœurs. Ici les chiffres et les faits n’ont-ils pas une sorte d’éloquence particulière ? N’aident-ils pas à pénétrer dans ce mystérieux travail d’assimilation, qui finira peut-être par modifier profondément ces races. Dans tous les cas, n’éclairent-ils pas cette lutte sourde, intime, permanente, qui existe entre une civilisation supérieure envahissante, et tout ce qu’il y a d’élémens de résistance dans la vie et dans la nature arabes ? Ce serait à coup sûr un tableau saisissant et dramatique à retracer pour quelque esprit vigoureux et sagace en même temps que savant, et c’est ainsi que la littérature elle-même pourrait trouver en Afrique des élémens nouveaux d’inspiration et de science.