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non pas même comme moyen matériel de défense pour le moment, mais comme appui moral, les flottes combinées de la France et de l’Angleterre n’ont point franchi les Dardanelles, comme elles en auraient eu le droit rigoureusement ; elles sont restées à Besika, où elles sont encore. En quoi leur présence dans des eaux où toutes les marines peuvent se rencontrer aurait-elle été une provocation légitime à l’invasion des principautés ? En quoi serait-elle en ce moment même un obstacle à des négociations nouvelles, ainsi que le disait tout récemment lord John Russell dans la chambre des communes ? La présence des deux Flottes dans les parages de Constantinople n’a eu qu’une signification : c’est que l’Angleterre et la France désapprouvaient les exigences du cabinet de Saint-Pétersbourg, et qu’il y avait dans une telle question un intérêt européen avec lequel la Russie avait à traiter au moins autant qu’avec l’intérêt turc. Ce qu’il y a de plus vrai, c’est que le gouvernement russe a cédé à des entraînemens plus forts que lui peut-être ; il s’est trouvé placé au milieu de passions religieuses et nationales dont il n’est point complètement le maître, et qui comptent peu avec les traités, lorsqu’il s’agit de l’agrandissement de la Russie vers l’Orient. Il n’est guère possible de se faire illusion à cet égard après le manifeste publié par l’empereur Nicolas au moment où il donnait l’ordre à son armée de franchir le Pruth.

Quel est en effet le caractère de ce manifeste, remarquable à plus d’un titre ? C’est une sorte de brûlant appel fait à l’instinct religieux du peuple ; Assurément on ne saurait traiter avec légèreté le sentiment au nom duquel parle l’empereur Nicolas. Nous trouvons très heureux au contraire les peuples qui ont une foi, qui la défendent, qui y trouvent l’élément de leur grandeur nationale ; mais il ne faut point oublier aussi qu’à côté du chef de foi orthodoxe, pour parler le langage du manifeste ; il y a le souverain lié par les traités, assujetti à toutes les conditions du droit international. Il serait trop aisé, au nom d’un principe supérieur, de se mettre au-dessus du droit positif et de justifier tous les moyens par une prétendue légitimité du but ou par une pensée d’agrandissement national en faveur de laquelle les peuples absolvent tout. Et puis, si ce droit positif est suspendu pour l’un au nom des intérêts de la religion grecque, pourquoi ne serait-il pas suspendu pour tous par d’autres motifs ? Pourquoi la France n’aurait-elle pas le droit de se jeter sur le Rhin, l’Espagne sur le Portugal, les États-Unis sur Cuba, l’Angleterre un peu partout ? La force seule, déguisée sous un prétexte quelconque, reste souveraine. Par malheur, ce n’est pas d’aujourd’hui que la politique russe est entrée dans cette voie. Les évènemens actuels reportent naturellement vers une époque où ce système d’envahissement, décoré d’une couleur religieuse, a commencé à se développer. Un Recueil de Documens publié ces jours derniers rappelait une déclaration de l’impératrice Catherine II, qui a précédé de peu le partage de la Pologne. Catherine, elle aussi, bien qu’assez sceptique, comme on sait, mais très bonne Russe, revendiquait le protectorat des églises grecques de Pologne. Les intérêts de ses coreligionnaires lui servaient merveilleusement à s’introduire dans les affaires de cet infortuné pays ; elle parlait le même langage qu’on parle aujourd’hui, — et elle servit si bien la religion, que les provinces polonaises bientôt se sont trouvées être des provinces