Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/378

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Après Dunkerque et son commissaire anglais, osera-t-on, sans baisser les yeux, qualifier d’absurde un fait maritime qui nous regarde, quelque dur qu’il puisse être ?

« Détruire un port de France à dix lieues de l’ennemi par son ordre, et le tenir en ruine sous la honteuse inspection d’un commissaire à lui, voilà ce qui est vraiment absurde et n’en existe pas moins sous nos yeux indignés depuis cent ans.

« Je parle à des cœurs français, je dois être entendu. Eh ! laissez-moi, messeigneurs, laissez-moi, je vous en conjure, me relever de mon erreur. Je puis le faire honorablement et avec fruit ; mais je sens bien au mal qui me suffoque que j’en mourrai de douleur, si vous avez la cruauté de livrer ma personne et mon ouvrage à la dégradation d’une flétrissure.

« Il ne resterait plus à mes amis qu’à faire imprimer les douze ou quinze cents lettres exaltées que j’ai reçues depuis six jours[1], où le cœur des bons citoyens se montre à découvert par la vivacité de leurs remerciemens ;

« Où l’un dit : Je mettrai cet écrit dans une case à part, avec Tacite, le cardinal de Retz, Price et Sidney, car aucun monument aussi noble, aussi digne de la nation, n’honorera les événement actuels ;

« Où l’autre écrit : L’auteur a l’ivresse du patriotisme ; sa plume étincelle. Il est donc vrai que l’homme ne fait de grandes choses que lorsqu’il est animé de grandes passions !

« Où un troisième avoue qu’il n’a jamais bien connu la question, et qu’avant moi tout le monde donnait le tort à la France, mais qu’enfin voilà l’opinion fixée ;

« Où tous me rendent grâce de mon zèle et de mon courage dans un pays où si peu de gens se soucient d’en montrer pour la gloire de la France. Ces lettres de mes concitoyens montreraient qu’une telle bizarrerie est attachée à mon sort, que je ne puis rien entreprendre de bien qui ne me porte dommage. Il a voulu, dirait-on, travailler, armer pour son pays, on a arrêté ses expéditions ; il a voulu écrire pour défendre l’honneur de la France, on a supprimé ses ouvrages. Sa nation l’estimait, et l’autorité l’écrasait. Il n’avait donc plus d’autre choix que de mourir ou de s’enfuir.

« Par grâce, par humanité, si je ne puis l’obtenir par justice, ne me donnez pas le crève-cœur d’une suppression pendant que vous souffrez un Linguet ! Il vous a tous insultés, je vous ai tous respectés ; il a fait l’aiguillonnade et moi les observations. Quelle différence et d’œuvre et de récompense !

« Si cet affreux arrêt est lancé, je me regarde comme un membre coupé, mort, qui ne tient plus à rien, et je ne veux plus devoir à la France que l’extrême-onction ou un passeport.

« Je vous demande pardon, mais je suis au désespoir.

« Caron de Beaumarchais. »
  1. Il y a un peu d’exagération dans les douze ou quinze cents lettres, et ce qui suit ne brille pas par la modestie ; mais on n’a jamais dit que Beaumarchais était modeste. On comprend du reste que dans cette circonstance il cherchât assez naturellement à rehausser la valeur de sa brochure. Le fait est que si je n’ai pas trouvé dans ses papiers douze ou quinze cents lettres, j’en ai trouvé plusieurs très enthousiastes et qui prouvent l’effet produit par son ouvrage.