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se sentaient déjà assez humiliés par les clauses réelles de ce traité, s’empressèrent de recourir au roi, invoquant sa justice contre un écrivain qui tendait à les déshonorer, et ils demandèrent que la brochure de Beaumarchais fût supprimée par arrêt du conseil, comme fausse et calomnieuse. L’assertion de Beaumarchais avait été faite de bonne foi, elle avait même été émise avant lui par des écrivains français et anglais. Il proposait une rectification, le duc de Choiseul insistait pour une suppression motivée. Le conseil des ministres s’assembla, et c’est dans cette circonstance que Beaumarchais adressa à tous les ministres réunis une lettre inédite qui m’a paru assez curieuse de ton pour être reproduite :


« 19 décembre 1779.
« Messeigneurs,

« Si un guerrier qui se bat pour son pays n’en doit pas recevoir un soufflet déshonorant parce que l’inégalité du terrain l’aurait fait broncher un instant, est-il de la justice du roi de ranger dans la classe des libellistes scandaleux, dont les arrêts suppriment les ouvrages, un écrivain qui repousse avec force et dignité les noires imputations des ennemis de la patrie, parce qu’il est tombé avec cent mille autres dans une erreur involontaire, mais facile, avantageuse même à relever dignement ?

« Lorsque l’homme qui n’a prétendu qu’à l’honneur d’avoir raison ne rougit pas d’avouer publiquement son erreur et d’en tirer un grand fruit pour la cause qu’il défend, y a-t-il de l’inconvénient à le laisser s’en relever lui-même ?

« Que peut-il en effet résulter de plus fort contre une assertion hasardée que le désaveu libre et franc de son auteur, lorsqu’il peut le répandre aussi rapidement que son ouvrage ? Et doit-on garder au zèle, au travail, au patriotisme, le déshonneur des suppressions destinées à punir les écarts volontaires, les coupables gangrenés et les pécheurs impénitens ?

« Avant de me traiter avec cette cruauté, je supplie les ministres du roi de lire ce que j’envoie au Courrier de l’Europe, à celui du Nord. La même chose en substance sera mise à l’instant dans tous les papiers publics, avec promesse à tous ceux qui me remettront l’exemplaire fautif de leur en faire tenir deux rectifiés.

« Je les supplie aussi de réfléchir que discréditer un semblable écrit par la flétrissure d’un arrêt est lui ravir tout ce qu’il renferme de bon et de louable, et rendre au reproche de perfidie du manifeste anglais toute sa force par le désaveu des grands principes de la réponse.

« À la douleur que j’en éprouve d’avance, je sens que je n’en pourrai supporter l’odieux effet. Ma tête échappe à ma raison, et j’ai passé la plus cruelle des nuits.

« On m’apporte à l’instant, de la part d’une parente de M. de Choiseul, un exemplaire émargé de sa main pour m’être remis, avec ces mots, page 35 : Ce fait est faux et absurde. Ce sont justement les termes de votre projet d’arrêt. Il les aura donc dictés lui-même !

« Faux ! l’expression est juste, puisque le fait n’est pas vrai ; mais absurde !