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s’empresse d’aller lui présenter ses hommages ; l’amiral était absent, et, pour excuser son absence, il écrit à Beaumarchais ce billet facétieux :


« Un vice-amiral peut être décrédité, prenant trop sur lui, ayant usé, abusé même des forces navales de M. de Beaumarchais. Ne pas recevoir la visite de son souverain, c’est ce qui ne s’est jamais vu ; c’est bien malgré moi que cela a été. Les bontés excessives dont on avait honoré la veille, par une multitude de visites inattendues, le Jeannot aquatique lui avaient fait fermer sa porte sans en prévoir une qui lui aurait fait autant de plaisir.

« M. d’Estaing prie M. de Beaumarchais d’agréer ses excuses et ses regrets ; ils sont d’autant plus grands, qu’il est obligé d’aller boiter à Versailles pour quelques jours. Les chirurgiens l’assurent qu’en vertu des escaliers et des révérences il en reviendra impotent pour au moins trois semaines. S’il ne l’est pas, il demandera un rendez-vous à Paris ; sinon il tâchera d’obtenir par un billet une visite qui l’intéresse autant. »

« Passy, ce 20 décembre 1779. »


Beaumarchais riposte immédiatement et sur le même ton.


« 27 décembre 1779.

« Très digne et très respectable amiral, qui pouvez bien être attaqué, mais jamais décrédité, — comme vous n’avez usé de la marine de moi souverain que pour le service d’un autre aussi puissant qu’équitable, — espérons qu’il fera justice à tous deux, en vous comblant d’honneurs et en réparant mes pertes.

« Vous recevrez, quand vous pourrez, l’hommage de moi, souverain, votre serviteur, qui n’avais pas attendu vos grands exploits pour vous apprécier, et qui me suis battu cent fois de la langue contre l’armée de coquins qui vous faisait injure, pendant que vous frappiez si fièrement de l’épée contre les ennemis de l’état. Le plus pressant est de rétablir votre santé, dont nous avons grand besoin, et si par hasard vous formiez le projet de faire par écrit l’apologie de votre conduite militaire, comme on cherche à l’insinuer, je vous supplie de rejeter cette idée avec un grand signe de croix comme une tentation du démon. Je vous en conjure, et cela de la part de tout ce qui vous honore et nommément de la part d’un vieillard célèbre qui vous aime et qui brûle de vous voir assis à côté de lui un bâton à la main au grand tribunal de l’honneur dont vous remplissez si glorieusement les devoirs[1].

« Je prends la liberté, pour vous désopiler la rate, de vous adresser mon dernier opuscule politique, lequel n’a pas le bonheur de plaire à tout le monde. Lorsque vous m’accorderez un quart d’heure, vous serez bien sûr de combler de joie celui qui est avec le plus respectueux dévouement, à la fin comme au commencement et dans le cours de toutes les années, digne et respectable amiral, votre très humble serviteur.

« De Beaumarchais. »
  1. Il s’agit sans doute de M. de Maurepas, qui désirait que l’amiral d’Estaing gardât le silence sur les critiques dont sa campagne avait été l’objet.