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de la question d’utilité, il y avait alors une question de sentiment qui primait tout chez un peuple non encore blasé par cinquante ans de crises révolutionnaires, et le gouvernement fut irrésistiblement entraîné par l’opinion. — À l’impulsion de la fierté nationale froissée par l’humiliant traité de 1763 et l’arrogance de l’Angleterre s’ajoutait l’admiration inspirée par les insurgens. Ces hommes, vus de loin luttant au nom du droit contre la force, semblaient plus grands que nature, et l’Angleterre, vers laquelle se tourne aujourd’hui avec des regards d’envie tout homme qui a le sentiment de la dignité humaine, tout homme qui aime d’une égale passion l’ordre et la liberté, l’Angleterre, avec qui une guerre aujourd’hui serait la plus déplorable calamité au point de vue de la civilisation, avait alors contre elle non seulement les vieilles préventions populaires, mais l’aversion qu’inspire toujours aux esprits élevés une politique injuste, égoïste et oppressive.

Beaumarchais se lança dans la guerre avec la même ardeur que dans le commerce. On va voir aux prises ses instincts patriotiques et ses calculs de négociant. Le voici d’abord demandant des matelots au ministre de la marine, M. de Sartines, pour le service de son grand vaisseau.


« Paris, ce 12 décembre 1778.
« Monsieur,

« J’ai l’honneur de vous demander une nouvelle lettre à M. de Marchais, sans laquelle il jure ses grands dieux qu’il ne donnera pas un seul homme au Fier Roderigue, qui deviendrait bientôt l’humble Roderigue, car il ne peut être fier que par vos bontés ; — plus l’ordre de me livrer les canons, boulets, etc., etc., par voie de compensation, au lieu de ce mot si dur, argent comptant, qu’on nous jette à la tête pendant que nous avons les mains pleines de réclamations légitimes, et que nous demandons à être payés de nos avances faites et de nos fournitures pour la marine, les plus claires possibles.

« Je ne puis croire, monsieur, que je sois plus maltraité que le dernier des corsaires, parce que j’en suis le plus audacieux. Je vais croiser à travers l’Océan, convoyer, attaquer, brûler ou prendre des écumeurs, et parce que j’ai 60 canons et 160 pieds de quille, je me verrais moins bien accueilli que ceux qui ne nous vont pas à la jarretière ! J’ai trop de confiance en votre équité pour le craindre. Mon Fier Roderigue est absolument en guerre et sans aucune cargaison. Pendant que les autres se videront et se rempliront, lui croisera fièrement et balaiera les mers d’Amérique. Voilà, monsieur, sa vraie destination. Voyez vous-même si votre sage ordonnance est moins applicable à lui qu’à tous les projets de frégate qui ne sont encore que dans les espaces de l’imagination, pendant que le Fier Roderigue est prêt à labourer l’Atlantique aussitôt que vous lui permettrez d’avoir des matelots.

« Si je me présentais aujourd’hui devant vous et que j’eusse l’honneur de vous proposer de construire et d’armer un vaisseau de cette importance, et toujours propre à tenir lieu d’un vaisseau de roi partout où je l’enverrai,