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pour la vie. Je vous estime et vous aime, et vous ne tarderez pas à en recevoir les preuves. Rappelez-moi souvent au souvenir et à l’amitié de M. le baron de Steuben. Je me félicite bien, d’après ce que j’apprends de lui, d’avoir donné un aussi grand officier à mes amis les hommes libres et de l’avoir en quelque façon forcé de suivre cette noble carrière. Je ne suis nullement inquiet de l’argent que je lui ai prêté pour partir. Jamais je n’ai fait un emploi de fonds dont le placement me soit aussi agréable, puisque j’ai mis un homme d’honneur à sa vraie place. J’apprends qu’il est inspecteur général de toutes les troupes américaines ; bravo ! dites-lui que sa gloire est l’intérêt de mon argent et que je ne doute pas qu’à ce titre il ne me paie avec usure.

« J’ai reçu une lettre de M. Deane[1] et une de M. Carmichaël : assurez-les de ma tendre amitié. Ce sont là de braves républicains, et qui seraient autant utiles ici à la cause de leur pays que ce bas intrigant de Lee lui est funeste. Ils m’ont flatté l’un et l’autre du plaisir de les embrasser bientôt à Paris, ce qui ne m’empêchent pas de leur écrire par le Fier Roderigue, bien fier de se voir à la tête d’une petite escadre, qui, je l’espère, ne se laissera pas couper les moustaches. Elle a promis au contraire de m’en apporter quelques-unes.

« Adieu, mon cher Francy, je suis pour la vie tout à vous.

« Caron de Beaumarchais. »


Cependant au milieu des préoccupations commerciales de Beaumarchais, et sous l’influence même de ses armemens, les rapports entre la France et l’Angleterre s’aigrissaient de plus en plus. Le succès des troupes américaines dans la campagne de 1777, succès auquel l’auteur du Barbier de Séville pouvait se flatter d’avoir puissamment contribué, avait relevé la cause des insurgens auprès de la cour de Versailles. On ne donnait plus d’argent à Beaumarchais, mais on donnait secrètement des millions à Franklin et à Silas Deane. L’Angleterre, de plus en plus irritée, s’arrogeait le droit de visiter en pleine paix nos navires de commerce, d’examiner les cargaisons et de s’emparer de toutes celles qui lui paraissaient suspectes. D’un autre côté, voyant la France disposée à s’allier avec les Américains, elle semblait renoncer enfin à l’espoir de les soumettre, et se préparait elle-même à traiter avec eux. On envoyait de Londres des émissaires secrets aux agens américains de Paris ; on parlait hautement en Angleterre de s’arranger à tout prix avec l’Amérique et de se venger ensuite sur la France. Franklin et Silas Deane, tout en repoussant les propositions des agens anglais, les faisaient valoir auprès du gouvernement français, en le pressant de prendre un parti et de reconnaître enfin l’indépendance américaine. Louis XVI et M. de Maurepas hésitaient encore, le roi parce qu’il n’aimait pas la guerre, M. de Maurepas parce que son grand âge lui inspirait une vive répugnance pour les embarras que la guerre entraîne. M. de Vergennes, appuyé par M. de Sartines, était le plus résolu. Dès le mois

  1. Deane avait été rappelé en Amérique après la conclusion du traité d’alliance.