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« Paris, ce 22 janvier 1777.

« Il faut dire comme Bartholo, le diable est entré dans mon affaire, et remédier comme nous pourrons au mal passé, en l’empêchant de renaître. Remettez la lettre ci-jointe à M. Ducoudray. Je vous l’envoie ouverte, afin que vous puissiez répondre à ses objections, de ma part, s’il en faisait. Exhibez au capitaine Fautrelle l’ordre que nous lui donnons ci-joint en qualité de propriétaire du vaisseau qu’il commande, et prenez sa parole d’honneur qu’il s’y conformera entièrement. Je reçus hier une lettre de mon neveu avec la

    fiance, et qu’il chargea plus tard d’aller le représenter en Amérique, où il lui fut fort utile. Francy, en servant loyalement les intérêts de son patron, fit lui-même, à la grande satisfaction de Beaumarchais, une assez belle fortune ; malheureusement il était poitrinaire, et il mourut jeune encore. J’ai de nombreuses lettres de lui qui contiennent des détails assez curieux sur les hommes et les choses en Amérique au moment de la révolution, et qui, en même temps qu’elles font honneur à son intelligence et à l’élévation de ses sentimens, prouvent la sincérité et la vivacité d’une affection que Beaumarchais inspirait à tous ceux qui l’entouraient. Je dois ajouter que Francy était le frère cadet de Théveneau de Morande, dont il a été déjà question dans un des chapitres précédens, mais qu’il ne ressemblait point à son frère sous le rapport de la moralité ; aussi Beaumarchais, en tenant l’un à distance, avait su distinguer le mérite de l’autre et se l’était attaché. J’ai dû parler sévèrement de Morande, parce qu’il m’est démontré qu’une partie de sa vie a été peu estimable ; je n’ai fait du reste que reproduire avec des adoucissemens ce qu’ont déjà dit de lui plusieurs écrivains, j’ai fait remarquer le premier que l’âge avait apporté une notable amélioration dans la vie de ce libelliste. Cependant j’apprends que Morande a laissé une famille honorable, qui s’est affligée de ce qui a été publié dans ce recueil sur l’auteur du Gazetier cuirassé à propos de ses relations avec Beaumarchais. Tout ce que je puis faire, en restant fidèle au premier devoir d’un écrivain, qui est de dire la vérité, c’est d’insister un peu plus sur la meilleure partie de la vie de Morande. Il est certain qu’après avoir vécu d’abord à Londres en trafiquant de l’injure et de la diffamation, cet écrivain, par la protection même de Beaumarchais, avait conquis une position plus avouable : il rédigea pendant plusieurs années en Angleterre le Courrier de l’Europe, que j’ai parcouru et qui est écrit en général avec une décence qu’on n’attendrait pas de l’auteur du Gazetier cuirassé. Plus tard, au commencement de la révolution, il rentra en France. On aurait pu croire, en raison de ses antécédens, qu’il allait se ranger du côté du plus fort et hurler avec les loups, c’est-à-dire les jacobins ; il n’en fit rien. Il fonda, sous le titre de l’Argus patriote, un journal que je ne connaissais pas et que sa famille m’a communiqué. Dans ce journal, publié de 1791 à 1792, Morande défend avec autant de courage que de talent le parti monarchique constitutionnel, le parti de la modération, de la raison et de la justice, le parti pour lequel combattait à la même époque le noble et malheureux André Chénier. L’auteur de l’Argus patriote se montre plein de respect pour Louis XVI à une époque où le roi-martyr était déjà livré aux plus infâmes outrages, et plein d’intrépidité contre une faction redoutable et forcenée ; ce journal est certainement un titre en faveur de l’homme qui le rédigeait. C’est à cette attitude que Morande dut l’honneur d’être arrêté après le 10 août, et de n’échapper que par un hasard heureux aux massacres de septembre. Il est donc juste de lui tenir compte de cette partie de sa vie ; mais, si elle peut mitiger une rigoureuse appréciation des écarts très graves de sa jeunesse, elle ne doit pas la faire disparaître. L’homme à qui Beaumarchais pouvait écrire amicalement et sans l’offenser : « Vous êtes devenu un honorable citoyen, ne redescendez jamais de la hauteur où vous voilà, » est un homme à qui sa conscience disait incontestablement qu’il n’avait pas toujours été un citoyen honorable.