Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/344

Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’un million n’était qu’une juste compensation[1]. Il est donc certain que Beaumarchais n’a trompé personne, qu’il a fidèlement rempli, on le verra, les intentions de M. de Vergennes, et qu’il a au contraire été trompé par les Américains sous l’influence d’Arthur Lee.

En revenant de Londres à Paris, Beaumarchais avait continué avec ce dernier une correspondance en chiffres. Lorsqu’il eut été convenu avec M. de Vergennes que l’opération aurait un caractère exclusivement individuel et commercial, que la coopération du gouvernement se bornerait à une subvention secrète d’un million, et que cette coopération serait cachée aux Américains eux-mêmes, Beaumarchais, deux jours après avoir reçu le million, le 12 juin 1776, écrit à Arthur Lee, conformément aux instructions ministérielles, le billet suivant :


« Les difficultés que j’ai trouvées dans ma négociation auprès du ministère m’ont fait prendre le parti de former une compagnie qui fera passer au plus tôt les secours de munitions et de poudre à votre ami, moyennant des retours en tabac au Cap Français. »


Sur ces entrefaites, l’agent américain envoyé directement par le congrès à Paris, Silas Deane, arrive. Comme il était seul muni des pouvoirs du congrès pour traiter en son nom, Beaumarchais contracte naturellement avec lui et n’écrit plus à Arthur Lee. Celui-ci avait compté sur la coopération de Beaumarchais pour se grandir aux yeux du congrès ; « il espérait, dit l’auteur de la Vie de Franklin, jouer le rôle principal dans l’opération. En apprenant qu’elle passait dans les mains de M. Deane, il accourut à Paris, accusa M. Deane d’intervenir dans ses propres affaires, s’efforça de faire naître une querelle entre lui et Beaumarchais, et, ne pouvant y parvenir, retourna à Londres vexé de son désappointement et furieux contre M. Deane[2]. » À ce récit très exact, il faut ajouter que Lee n’était pas moins furieux contre Beaumarchais que contre Deane. Afin de se venger de l’un et de l’autre, il imagina d’écrire à leur insu au comité secret du congrès que tous deux s’entendaient pour tromper à la fois le gouvernement français et les États-Unis, en transformant en une opération commerciale ce qui, dans les intentions du ministère, devait être un don gratuit. C’est de ce roman insidieux d’Arthur Lee que sont nés tous les embarras de Beaumarchais dans ses

  1. En admettant même que Beaumarchais n’a point eu à restituer ce million au gouvernement français sous une forme ou sous une autre, je fais une supposition qui me paraît probable, mais qui n’est encore qu’une supposition. Ce qui est incontestable, c’est que, six mois après l’avance de ce million, un certificat de M. de Vergennes, avec un bon écrit de la main du roi, constate que l’application de cette avance a été faite suivant les intentions du roi. Par conséquent Beaumarchais, comptable envers le roi seul et M. de Vergennes, est complètement déchargé de ce côté-là.
  2. Life of Franklin, by Jared Sparks, p. 449.