Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/329

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cinquante ans. Depuis lors, tous les peuples ont adopté la coutume de fumer, coutume dont l’empire est, comme on l’a remarqué, plus vaste que ne le fut jamais l’empire romain. Cette habitude presque universelle du monde civilisé est, il faut bien le reconnaître, originairement une invention de sauvages. Les peuples de l’antiquité ne l’ont pas connue ; l’on sait seulement que les Thraces respiraient la fumée du chanvre, fumée enivrante sans doute, car c’est du chanvre qu’on tire le hachich aux propriétés exhilarantes. L’usage du tabac semble avoir été général parmi les nations américaines ; les antiquités de l’Ohio nous ont prouvé qu’il existait dans la vallée du Mississipi au moins cinq cents ans avant la découverte du nouveau continent. Jacques Cartier le trouva en vigueur au Canada, et Cortez au Mexique. C’est à Haïti et dans l’île de Cuba qu’on l’a observé pour la première fois ; et, chose remarquable, les naturels de cette île prédestinée connaissaient déjà le cigare, car ils fumaient des feuilles de tabac roulées. Du reste, l’historien Oviedo est aussi sévère pour cet emploi du tabac que pourraient l’être aujourd’hui ses plus mortels ennemis : « Les Indiens de cette île, dit-il, parmi leurs mauvaises habitudes, ont une coutume particulièrement détestable, qui est d’aspirer des fumées qu’ils appellent tobaco[1], et qui leur font perdre le sentiment… » Évidemment c’est une exagération des effets narcotiques du tabac. « Et ils font cela, poursuit le même auteur, avec une herbe qui, à ce que je puis croire, a la qualité d’un poison. » Le même auteur nous apprend que les Indiens cultivaient le tabac dans leurs jardins. De son temps, l’usage de fumer n’était pas encore adopté par les Européens ; il en parle avec mépris, et ajoute que les nègres seuls y avaient recours pour se délasser[2].

C’est aussi dans l’île de Cuba qu’on voit paraître pour la première fois l’habitude de prendre le tabac par les narines. L’usage de priser s’y montre à côté de l’usage de fumer. On se servait, d’après le témoignage d’Oviedo, d’un tube bifurqué ; on insérait dans chaque narine une des deux extrémités de la fourche, et on humait ainsi le tabac en poudre. M. le docteur Roulin a vu près du fleuve Méta un Indien faire arriver ainsi dans son nez une poudre appelée yopo.

Les Mexicains fumaient après dîner la pipe et le cigare ; ils se pinçaient le nez pendant cette opération, apparemment pour ne rien perdre de la fumée qu’ils avalaient souvent. La fumée du tabac

  1. Tobaco ou Tobacco était le nom du roseau percé à travers lequel les Indiens d’Haïti aspiraient la fumée ; ils appelaient le tabac cohoba ou cohobba. C’est par confusion que le nom du tuyau de pipe a été transporté à la plante. Telle est la véritable origine du mot tabac, qui ne vient point, comme on l’a dit souvent, de l’île de Tabago.
  2. La première nouvelle de la pipe fut apportée en Europe l’an 1498 par un prêtre nommé Romano Paño que Colomb avait laissé à Haïti lors de son second voyage.