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rapprocher un peu plus de ce beau ciel qui vous attire et vous fascine ainsi que l’azur des eaux tranquilles attire et fascine le pêcheur dans la ballade de Goethe. Ce ciel au reste n’est pas toujours pur. Quelquefois il se couvre en partie. La nature prend un air de tempête, mais de tempête des tropiques, ardente et sombre. Le ciel alors est à la fois éclatant et orageux comme une vie de poète. Je me décide enfin, bien à regret, à rentrer dans ma cellule sans vitres, où la lune me suit encore à travers les barreaux de fer, seule clôture de ma fenêtre, et, plein de ces images et de ces souvenirs d’une journée de La Havane, je m’endors au chant des serenos[1].

Les jours de spectacle, nous nous rendons au théâtre. Le coup d’œil du grand théâtre de La Havane est éblouissant. La salle est vaste, les toilettes brillantes. Les loges ne sont séparées du couloir que par une sorte de grillage qui permet d’admirer les dames havanaises. Elles sont en général fort belles. C’est le type espagnol, un peu plus fort et un peu moins fin, mais très séduisant encore. On a eu à La Havane d’assez bonnes troupes italiennes. Cette année elles font défaut, et l’on est obligé de se contenter d’un ballet français, de quelques farces espagnoles et d’une famille d’équilibristes et de danseurs de corde. Près du théâtre sont des bals publics, où le même couple exécute pendant plusieurs heures une danse nationale à la fois assez indécente et très monotone.

J’ai trouvé des maisons fort agréables à La Havane et de bonnes conversations ; mais ce qu’on a dit de la guerre, qu’elle gâte la conversation, on peut bien le dire de la fièvre jaune. J’étais hier chez une dame très gracieuse et très spirituelle. On n’a parlé pendant deux heures que fièvre jaune, avec des intervalles consacrés au tétanos. Le tétanos en effet parait très fréquent ici. On raconte toute sorte d’histoires terribles de tétanos survenu pour s’être lavé le visage avec de l’eau froide ou s’être coupé en se rasant. Pour la fièvre jaune, c’est la peste du Nouveau-Monde. Peut-être provient-elle des Indiens ; ceux qui habitaient la baie de Massachusetts avaient eu avant l’arrivée des colons une maladie qui les rendait jaunes. Du reste, la fièvre jaune ne jaunit pas toujours. Le vomissement noir, qui lui a donné ici et au Mexique son redoutable nom (vomito negro), n’est pas même un symptôme constant. Heureusement cette maladie, si souvent funeste aux étrangers, semble, comme il arrive avec le temps à la plupart des maladies, devenir plus rare et plus bénigne. M. Grand-

  1. On nomme ainsi les walchmen, qui, selon l’usage espagnol, annoncent avec une sorte de psalmodie lente et grave l’heure de la nuit et l’état du ciel. Leur nom de serenos n’a pu leur être donné que sous un beau climat. Dans quelques cantons de la Suisse, on est réveillé par les veilleurs de nuit qui font entendre ces lugubres paroles : « Priez pour les pauvres trépassés. » On ne s’aviserait point d’un pareil refrain dans un pays où les gens du guet s’appellent serenos.