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le pont de la corvette des libéralités du roi George. Je voulus protester, exposer à ce trop généreux prince que par de pareilles largesses il finirait par affamer son île : il sourit de mes craintes, et compta sur ses doigts dix espèces de racines qui pouvaient au besoin suppléer les fruits de l’arbre à pain et ceux du cocotier. La canne à sucre était la seule rareté de l’île, la seule propriété qui parût soumise au tabou. À toutes ces richesses je voulus ajouter, pour les années d’ouragan, de nouvelles ressources : j’offris au roi un panier de pommes de terre, deux ou trois sacs de riz de montagne et un baril de haricots de Canton. Je doute, hélas ! malgré les promesses réitérées qui me furent faites, que jamais ces semences aient été confiées à la terre : les naturels d’Oualan sont incapables d’accorder une pensée à l’avenir ; pour eux, le jour présent compose toute la vie, ils ont l’insouciance des enfans et cèdent sans effort à la mollesse qu’inspire le climat énervant des tropiques. La recherche d’une jouissance nouvelle ne vaut pas à leurs yeux les fatigues au prix desquelles il faudrait l’obtenir. Les animaux qui leur ont été laissés à diverses reprises par les baleiniers ont depuis longtemps recouvré leur indépendance : les cochons courent les bois, les poules abandonnées vivent à l’état sauvage. Avec les magnifiques pigeons à gorge d’opale et de rubis qui remplissent les forêts de l’île, ces poules nous offraient une chasse à la fois abondante et facile : c’est assurément un des gibiers les plus délicats qu’aient savouré nos palais cosmopolites. Les poules sauvages d’Oualan ne le cèdent en rien, pour le goût et pour le fumet, aux faisans d’Europe.

L’objet de notre mission cependant était rempli ; il ne nous fallait plus qu’une circonstance favorable pour sortir du port. Des baleiniers y avaient été arrêtés des mois entiers, et ces navires avaient pris le parti de ne plus mouiller que dans la baie située sous le vent de l’île, celle dans laquelle M. Duperrey avait jeté l’ancre et qu’il avait nommée du nom de son bâtiment. Dans le havre Chabrol, la brise qui souffle quelquefois de terre pendant la nuit vient mourir à l’entrée de la rade. On trouve dans la passe une mer toujours sourdement agitée, en dehors des récifs un abîme sans fond. Nous ne devions donc songer à franchir ce canal resserré entre deux brisans ni à l’aide de nos câbles, ni avec le secours insuffisant de nos embarcations ; le vent seul pouvait nous fournir le moyen de gagner la pleine mer. Ce qu’il y avait de plus grave peut-être dans cette situation, c’est que toute tentative faite pour en sortir devait être couronnée de succès, sous peine d’amener un résultat funeste. Un navire baleinier d’un faible tonnage pouvait bien, s’il manquait de sortir, tourner sur ses talons et rentrer dans le port : mais une pareille manœuvre était à peu près interdite à la Bayonnaise. Avec quelle impatience nos regards