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pas en un instant toutes les richesses de la composition. Par un artifice, que je ne me charge pas d’expliquer, l’auteur trouve moyen d’éveiller plusieurs sentimens, comme pourrait le faire la musique ou la poésie : il agit sur nous graduellement, au lieu d’agir instantanément. Je ne veux pas pousser plus loin ce rapprochement, qui finirait par devenir subtil jusqu’à la puérilité ; il me suffit de l’avoir indiqué. Ce que je voudrais faire bien comprendre, c’est la manière toute personnelle dont Rembrandt interprète la nature. En général, ses paysages ont un caractère mélancolique, mais ils se distinguent pourtant par une incontestable variété. Il s’attache plutôt à retracer l’impression produite par les choses que l’aspect des choses elles-mêmes, c’est-à-dire, en d’autres termes, que le paysage, en passant de son œil à sa pensée, se modifie sans se dénaturer.

Je ne voudrais pas entamer ici une discussion en règle sur les procédés de l’intelligence ; on m’accuserait à bon droit de pédantisme. Cependant il m’est impossible de ne pas insister sur ce point délicat. Il y a parmi les paysagistes comme parmi les peintres de figures deux classes d’hommes bien distinctes. Les uns regardent et copient plus ou moins fidèlement ce qu’ils ont vu ; ils transcrivent et n’interprètent pas ; on dirait que tout le travail se passe entre l’œil et la main. Les autres ne prennent le pinceau qu’après avoir soumis le témoignage de leurs yeux à l’épreuve de la méditation ; parfois même la volonté n’intervient pas dans la transformation qu’ils font subir au sujet de leurs études. Attristés ou réjouis par le spectacle d’un fleuve, d’une prairie ou d’une forêt, ils éprouvent le besoin d’associer le spectateur à leur émotion, et traduisent presque à leur insu plutôt ce qu’ils ont senti que ce qu’ils ont vu. C’est à cette famille d’élite qu’appartient Rembrandt. Philosophe pénétrant lorsqu’il s’agit d’exprimer, de deviner les passions humaines, il se montre poète dans la peinture de paysage, il nous oblige à partager sa joie et sa tristesse. Et comment s’y prend-il ? Il met en évidence le sens qu’il a découvert dans le spectacle d’un ravin, d’une vallée ou d’un ruisseau qui chemine paisiblement sur un lit de cailloux. Dans son œuvre, le cœur et l’intelligence jouent un rôle plus important que l’œil ou la main. Si son regard est pénétrant, si sa main est habile, son cœur s’émeut facilement, son intelligence est amoureuse de la rêverie, et c’est là ce qui explique pourquoi ses paysages, après nous avoir charmés au premier aspect, nous attachent, nous attendrissent comme pourrait le faire la plus touchante élégie. Il semble qu’il nous transporte dans un monde nouveau. C’est bien le terrain que nous foulons aux pieds, c’est bien l’herbe fraîche dont la senteur parfume l’air que nous respirons, c’est bien le feuillage agité par le vent que le promeneur solitaire prend parfois pour le bruit d’une mer lointaine ; tout cela est bien réel ; mais on dirait qu’un esprit mystérieux prend possession