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était seul capable de réunir et de coordonner. Envisagée sous cet aspect, la Leçon d’Anatomie n’est plus un tableau purement anecdotique, un souvenir d’amitié, mais un tableau de l’ordre le plus élevé. L’intérêt moral, ajouté à l’intérêt de l’imitation, recommande cette œuvre non-seulement à ceux qui veulent copier habilement la réalité, mais bien aussi aux esprits plus délicats qui cherchent dans les traits du visage l’expression tout à la fois précise et variée des sentimens humains.

Quelle richesse, quelle abondance dans ce maître hollandais que les puristes dédaignent comme un faiseur d’ébauches ! Eloquent et passionné dans la peinture religieuse, maître souverain dans le domaine de la fantaisie, imitateur fidèle de la réalité, sous quelque aspect que nous l’envisagions, il nous étonne et nous éblouit. Les reproches mêmes que nous sommes obligé de lui adresser n’entament pas notre admiration. Lorsqu’il manque de noblesse, il rachète ce défaut par l’énergie de l’expression. Quand il néglige de dessiner avec précision les extrémités d’une figure, l’œil du spectateur trouve à peine le temps de s’en apercevoir, tant il y a de spontanéité dans l’attitude du personnage. Personne plus que moi n’admire et ne chérit l’harmonie des lignes, que la Grèce et l’Italie ont consacrée par tant de chefs-d’œuvre ; mais en présence des œuvres de Rembrandt, j’oublie sans peine pour quelques instans les affections que j’ai puisées dans mes études. Je jette un voile sur la Grèce et sur l’Italie pour ne plus songer qu’à la vérité librement comprise, librement rendue. Que les apôtres du style s’indignent tout à leur aise et me traitent d’impie et de blasphémateur, je ne me crois pas hérétique pour adorer en même temps les fresques du Vatican et les toiles de Rembrandt. Sans vouloir établir aucune comparaison, sans vouloir mettre sur la même ligne le chef de l’école romaine et le fils du meunier de Leyerdorp, ce qui serait une folie, mon enthousiasme pour l’École d’Athènes ne m’empêche pas d’admirer sincèrement la Résurrection de Lazare et la Leçon d’anatomie.

La manière dont Rembrandt a conquis le portrait lui assigne un rang à part parmi les peintres qui ont traité cette partie de l’art. Nous possédons à Paris même les preuves de ce que j’avance, plusieurs portraits de l’auteur par lui-même. Chacun a pu voir dans la galerie de Sébastien Érard, à la Muette, deux portraits à mi-corps, de grandeur naturelle, désignés dans le catalogue de vente sous le nom des Deux époux, l’un vêtu de velours, l’autre vêtu de satin, qui excitaient une admiration unanime. Malheureusement ces deux merveilles ont aujourd’hui quitté la France. Ces deux morceaux de premier ordre suffiraient seuls pour démontrer que Rembrandt n’est inférieur, comme peintre de poitrails, ni à Rubens, ni à Van Dyck.