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par des qualités excellentes, je n’aurais pas gagné la cause du maître hollandais devant les amis de la grande peinture. Aussi n’est-ce pas par l’étude des œuvres de pure fantaisie que je veux ouvrir la discussion. J’aborderai franchement et de prime abord ses compositions bibliques, et je prendrai deux œuvres capitales, le Christ en Croix et le Christ détaché de la Croix. Tous ceux qui ont visité Venise connaissent une composition du Tintoret qui représente le même sujet, placée dans une salle du couvent de Saint-Roch ; le maître vénitien a prodigué dans cette œuvre toutes les richesses de son imagination, mais sa prodigalité n’est qu’un pur gaspillage, car malgré les trois gibets qui dominent toute la toile, l’œil ne sait où se fixer. La foule est tellement nombreuse, que le spectateur ne sait où arrêter son regard. Quoique la toile n’ait pas moins de trente pieds de long, il semble que l’imagination du peintre s’y trouve encore à l’étroit. Que l’on compare la composition du Tintoret à celle de Rembrandt, et l’on comprendra l’intervalle qui sépare le caprice d’une fantaisie effrénée de la prévoyance d’un esprit habitué à la réflexion. Dans le Christ en Croix de Rembrandt, la foule est nombreuse et drue ; mais avec quel art l’ombre et la lumière sont distribuées ! A gauche, la canaille, qui se rue toujours avec empressement au spectacle des supplices, foule sans nom, qui n’a pas besoin d’être éclairée, qui accepte sans murmure le triomphe de la force sur le droit, du mensonge sur la vérité, qui contemple aujourd’hui sans colère, avec une curiosité sauvage, le martyre du Christ, et qui quatorze siècles plus tard recueillera avec la même avidité le dernier soupir de Jean Huss sur le bûcher. L’ombre suffit à ce troupeau inintelligent, pour qui la vue du sang versé n’est qu’une distraction. Dans la partie gauche de sa composition, l’auteur s’est conduit tout autrement. L’œil saisit sans peine la douleur peinte sur les visages de la Vierge mère, de Madeleine et de saint Jean. Quoique ces trois figures ne soient pas modelées en pleine lumière, il est facile cependant de deviner le sentiment qui les anime, et le caractère des trois personnages est admirablement rendu : affliction sans mesure, mais pourtant mêlée de résignation, pour la Vierge même ; affliction passionnée pour la pécheresse repentante ; affliction tendre et pieuse pour le disciple bien-aimé. C’est ainsi que Rembrandt a conçu la partie pathétique de son sujet. On me dira que le Christ n’est pas beau, et certes, si l’on entend comparer le torse du divin supplicié à l’Antinoüs de la villa Albani, on aura trop facilement raison. On me dira que les deux larrons sont présentés d’une façon étrange, et qu’on a peine à discerner leurs dernières convulsions : je répondrai que la pénombre même où Rembrandt a plongé les deux larrons est à mes yeux un artifice de composition. Il n’a pas voulu distraire