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nombreux dessins de Raphaël qui ne sont jamais passés à l’état de peinture. Les gravures de Marc-Antoine seront l’éternel désespoir des artistes modernes. Il est impossible, en effet, d’épouser plus fidèlement la forme ; toutes les ruses du burin inventées depuis trois siècles n’ont pas réussi à détrôner la suprématie de Marc-Antoine. Edelinck, Drevet, Bolswert, qui passent à bon droit pour des prodiges d’habileté, n’ont pas effacé Marc-Antoine. Rembrandt recueillait avidement et achetait à grand prix toutes les œuvres du maître bolonais : mais il est probable qu’il ne négligeait pas les œuvres d’Albert Dürer.

Quel profit a-t-il tiré de ce double enseignement ? — Question délicate, insoluble au premier aspect, et qui pourtant se résout d’elle-même dès qu’on veut prendre la peine de l’étudier avec attention. Marc-Antoine et Albert Dürer représentent en effet deux faces de l’art qui n’ont rien à démêler avec la manière de Rembrandt. Or, à mon avis, c’est précisément dans la diversité même des procédés qu’il faut chercher la solution de la question. Marc-Antoine et Albert Dürer cherchent, avant tout, la précision de la forme. Je laisse de côté la mélancolie et l’austérité qui caractérisent le maître allemand ; je ne veux m’occuper que de la simplicité des contours qui lui est commune avec le maître bolonais. Or j’imagine que Rembrandt, en étudiant les gravures de Marc-Antoine et d’Albert Dürer, n’avait en vue qu’une seule chose : ce qu’ils avaient voulu et rendu d’une manière excellente, ce qu’il ne devait pas tenter de reproduire après eux. Il a dû se dire : « Voilà des hommes d’une habileté consommée, qui ont traduit en pleine lumière des personnages nettement dessinés ; je ne peux pas espérer les surpasser, pas même les égaler dans le champ qu’ils ont choisi ; je n’ai qu’un seul profit à tirer de leurs œuvres, c’est de tenter une voie nouvelle dans un champ nouveau. Ce qu’ils ont essayé, ce qu’ils ont réussi à faire au milieu de la lumière diffuse, je veux le tenter, je le ferai dans une lumière avarement ménagée. » C’est, à mon avis, la seule manière d’expliquer la passion de Rembrandt pour les gravures de Marc-Antoine, car il est impossible de saisir en son œuvre si abondant et si varié l’imitation la plus légère du maître bolonais. Il consultait Marc-Antoine, non pas pour le suivre, mais pour éviter avec soin tous les sentiers qui auraient pu le mener sur sa trace. Voulant demeurer lui-même et ne ressembler à personne, il interrogeait les maîtres les plus habiles, non pas pour les suivre, mais pour se frayer une route nouvelle : méthode périlleuse pour les esprits débiles, méthode victorieuse pour les esprits vraiment puissans. J’aime à croire que tous les juges impartiaux se rangeront à mon avis.

Reste à vider une dernière question : Rembrandt a-t-il voyagé ?