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ceux-ci, leur repas achevé, partirent dans la direction de Leyde, n’emmenant que Rembrandt. Quand le jeune peintre eut étalé devant son père les cent florins qu’il venait de recevoir, le meunier ouvrit de grands yeux et s’applaudit d’avoir cédé à temps aux instincts de son fils. Il se sut bon gré de n’avoir pas persisté à vouloir faire de lui un savant.

Si je raconte avec tant de détails cette première aubaine de Rembrandt, c’est qu’elle exerça sur sa destinée une action décisive. D’après le témoignage de ses contemporains, son premier voyage à La Haye éveilla en lui une passion nouvelle qui n’a rien à démêler avec l’art et qui ne devait plus sommeiller un seul jour : dès qu’il eut compté cent florins, il devint avare. Que voyait-il dans l’or ? Il est assez difficile de le dire. L’or ne représentait pas pour lui toutes les jouissances qui peuvent s’acheter, car au temps de sa plus grande richesse, il n’a jamais changé la première simplicité de ses habitudes. Ni ses vêtemens ni sa table ne révélaient son opulence. Il est donc permis de croire que l’or avait pour lui une autre signification. Peut-être n’y voyait-il que le témoignage irrécusable de l’estime accordée à son talent. Quelle que soit la valeur de cette dernière conjecture, il est hors de doute que la vie de Rembrandt s’est partagée entre deux passions, celle de l’art et celle de l’or, et pour être juste, nous ajouterons que la première de ces deux passions, sans le secours de la seconde, n’eût peut-être pas suffi pour enfanter les œuvres si nombreuses, si variées, qui nous étonnent chaque jour par un charme nouveau. Epris de l’amour unique de l’art, il n’eût pas songé à multiplier les formes de sa pensée, et comme sa pensée ne le portait pas vers l’élégance et la pureté des lignes, ses loisirs, ses tâtonnemens, fussent demeurés sans profit pour nous ; aiguillonné par l’amour de l’or, il n’a pas perdu un seul jour. Tout ce qu’il a vu, il a voulu le rendre ; tout ce qu’il a tenté d’exprimer s’est révélé à nous avec une pleine évidence. Avons-nous donc le droit de nous plaindre ? Affranchi de l’avarice, eût-il produit, outre des tableaux dont le nombre n’est pas connu, trois cent soixante-seize eaux-fortes qui, avec les variantes, s’élèvent à six cent quatre-vingt-sept ? Il est au moins permis d’en douter. J’insiste d’autant plus volontiers sur cette considération, que, dans l’œuvre de Rembrandt, rien n’indique la précipitation ou la négligence. Il a multiplié ses productions pour multiplier ses profits ; mais il ne lui est pas arrivé une seule fois d’abandonner son travail avant d’avoir réalisé sa pensée. S’il a su tirer parti de son talent comme un négociant très habile, rendons-lui cette justice, qu’il a toujours poursuivi l’accomplissement de sa volonté comme un artiste désintéressé qui tient avant tout à se contenter lui-même.