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d’analyser la marche de sa pensée, il renonça au but qu’il s’était proposé d’abord et qu’il ne pouvait atteindre, et se donna une tâche plus modeste, quoique bien difficile encore. Il est probable qu’il fût arrivé plus lentement à la découverte de son procédé, s’il eût prolongé son séjour dans les ateliers de Lasiman et de Pinas. Pour mesurer ses facultés, pour déterminer les ressources de son art, il valait mieux qu’il fût livré à lui-même et n’eût d’autre interlocuteur que la nature. Ses maîtres lui avaient appris tout ce qu’ils pouvaient lui apprendre, la composition des couleurs et le maniement du pinceau ; la nature seule devait lui enseigner où commence, où finit le domaine de l’art. C’est en parcourant la campagne, c’est en observant tour à tour l’ombre du feutre sur le front d’un paysan ou l’image brisée d’un chêne dans l’eau courante, qu’il a conçu nettement toute la stérilité de l’imitation pure, de l’imitation littérale, toute la puissance, toute la fécondité de l’interprétation appuyée sur de solides études. La solitude était pour lui pleine de leçons qu’il eût vainement cherchées dans l’atelier des maîtres les plus savans.

Cependant, parmi les amis de son père, il se trouvait plus d’un amateur éclairé. Une composition du jeune Rembrandt ayant éveillé leur attention d’une manière toute particulière, ils lui conseillèrent de la porter à La Haye. C’était là seulement qu’elle serait dignement appréciée. Ils lui donnèrent le nom et l’adresse d’un connaisseur qui ne pouvait manquer d’acheter son tableau, et Rembrandt partit plein d’espérance. Parfaitement accueilli par le Mécène qui lui avait été indiqué, il savourait avidement les louanges qui lui étaient prodiguées. Quel ne fut pas son étonnement, lorsque son nouvel ami lui offrit cent florins en échange de son œuvre ! Rembrandt n’avait jamais vu une somme pareille. Pour qu’un tel trésor lui fût offert, il fallait de toute nécessité que son tableau se recommandât par une valeur réelle. Aussi, à dater de ce jour, Rembrandt conçut de lui-même une très haute opinion ; il n’y avait en effet, dans le bonheur qui lui arrivait, ni prestige de renommée, ni piège tendu par une louange anticipée. Il était venu à La Haye inconnu ; il lui avait suffi de montrer son tableau pour tirer de la poche d’un amateur une somme de cent florins. Il pouvait donc sans présomption croire qu’il possédait dans son talent un instrument et un gage de fortune. Il avait fait à pied le voyage de Leyde à La Haye ; pour revenir plus vite au moulin de son père et lui montrer sans tarder le trésor qu’il ne devait qu’à lui-même, il prit le chariot de poste. Les biographes racontent que le chariot s’étant arrêté pour la dînée, tous les voyageurs descendirent, à l’exception de Rembrandt, à qui peut-être la joie avait ôté l’appétit ; et comme le garçon d’auberge, en donnant l’avoine aux chevaux, avait négligé de les dételer et de les attacher,