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entre les différens chefs. Il en a sa part personnelle ; il a en outre la dîme qu’il prélève sur la part des autres. La classe inférieure cultive les domaines de l’aristocratie, et ses fueros paraissent se borner au droit de ne pas mourir de faim. Les privilèges des chefs sont plus sérieux : dés qu’ils ont payé la dîme, ils ne doivent plus rien au souverain. Ce dernier peut faire appel à leur dévouement, leur représenter la nécessité de contributions volontaires : mais le plus souvent, dans les occasions où sa liste civile est insuffisante, il faut qu’il puise dans sa casbah. Ce grand coffre, présent d’un baleinier, que j’avais remarqué en entrant dans la chambre du roi George, renferme les ressources secrètes à l’aide desquelles il pourvoit à tout. Là sont des chemises rayées, des paquets de tabac, deux ou trois poignées de dollars dont le roi George ne sait que faire, et, au milieu de ces objets de peu de valeur, les précieux hameçons de nacre, qui sont encore aujourd’hui considérés comme la seule monnaie courante de l’île. Ces hameçons sont apportés à Oualan par les navires européens, qui se les procurent à peu de frais dans les îles Marshall et Gilbert. Ils sont formés de deux morceaux de nacre, l’un large et plat, l’autre arrondi et pointu, qu’assemble un fil de bourre de cocotier. Le roi George a lentement amassé un grand nombre de ces hameçons ; ce sera l’héritage de César, si Canker usurpe la couronne.

Ce que je m’étais proposé par-dessus tout d’approfondir, c’étaient les sentimens religieux du roi George et de ses sujets. Antonio prétendait que les naturels d’Oualan n’avaient pour toute religion que quelques superstitions grossières. « Lorsque le vent, disait-il, souffle avec violence et roule de gros nuages dans le ciel, je les ai vus s’armer de fusils ou de pierres pour mettre en fuite les esprits des morts qu’ils croient déchaînés. Quant au dieu qu’ils adorent, je n’ai jamais pu le connaître, à moins que ce ne soit les murènes du récif, le seul objet au monde que ces gens-ci paraissent vénérer. » Les naturels d’Oualan n’auraient-ils donc aucun soupçon d’un être supérieur, aucune idée, même grossière, de la Divinité ? J’hésitais à le croire. Essayez cependant de parler au roi George d’un Dieu auteur tout-puissant de ce monde, créateur des hommes blancs et des Kanaks, il vous répondra avec un sourire qu’il ne l’a jamais vu, mais que les baleiniers américains lui ont déjà raconté quelque chose de semblable. Quant à la reine, elle vous répliquera plus hardiment que toutes ces idées-là n’ont pas le sens commun : All humbug ! dit-elle sans hésiter. Les deux époux seront du reste unanimes à reconnaître qu’un homme mort et enterré, avec de grosses pierres sur le corps, n’a plus rien à attendre ni à demander, « Quand vous serez mort, king George, qu’allez-vous devenir ? — On me mettra dans un trou. » Retournez votre question de cent façons, vous n’obtiendrez pas d’autre réponse.