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la garantie. La paix, elle est tout entière aujourd’hui dans la décision suprême que s’est réservée l’empereur Nicolas avant de donner à son armée l’ordre de franchir le Pruth.

Quel que soit cependant le résultat actuel de ces complications, paix ou guerre, — et il n’est point impossible encore que les considérations de la paix n’exercent leur souveraine influence sur l’esprit élevé du tsar, — ces complications n’en sont pas moins un symptôme nouveau du mouvement qui s’accomplit, qui peut être précipité ou retardé, mais qui se dessine avec une étrange puissance. Ce mouvement, c’est le développement immense de la Russie, que le ministre de l’empereur Nicolas constate avec orgueil dans sa note. Depuis plus d’un siècle, en effet, la Turquie dépérit, la Russie grandit, et l’Europe observe. Chaque lutte nouvelle a été l’occasion d’un accroissement et s’est terminée par un traité qui constatait une victoire de plus pour l’empire des tsars. Les étapes de cette carrière d’agrandissement sont les traités de Kainardgi, de Bucharest, d’Andrinople, d’Unkiar-Skelessi. Le rôle de la Russie a été sans cesse de s’introduire dans les affaires de la Turquie, d’enfoncer son coin dans cet empire vermoulu, tantôt agissant en ennemie, tantôt s’offrant comme alliée, passant habilement de l’hostilité à la protection, gagnant autant de terrain par la paix que par la guerre, et arrivant aujourd’hui à vouloir constater dans un traité nouveau une sorte de partage de la suzeraineté des sultans. C’est ainsi qui s’est développé cet empire, qui s’appuie au pôle, fait face à l’Allemagne, étend son influence vers la Perse, est gardé presque sur tous les points par des frontières inaccessibles, et dont l’ambition, servie par d’ardentes liassions religieuses, ne cesse d’avoir l’œil fixé sur Constantinople. Qu’a fait cependant l’Europe ? Qu’a fait le pays en qui se résume plus particulièrement la civilisation occidentale, — la France ? L’Europe s’est consumée dans des luttes intestines ; la France a passé son temps à détruire ou à édifier des régimes politiques ; elle s’est dévorée elle-même dans des perturbations qui enchaînaient ses forces, ou les tournaient vers des entreprises impossibles et qui affaiblissaient en elle l’instinct de ses grands intérêts dans le monde. Ce sont les révolutions surtout qui ont contribué à fausser ou à paralyser la politique de l’Occident. L’Europe a fait avec la Russie depuis un siècle ce qu’elle fait depuis cinquante ans avec les États-Unis : elle a vendu elle-même ses possessions à l’Union américaine ; elle a favorisé les émancipations prématurées et les démembremens des états voisins de la république nouvelle. Quand le Texas a proclamé son indépendance, elle a approuvé, — et elle a approuvé encore quand le Texas s’est annexé aux États-Unis. Lorsque la guerre du Mexique a éclaté en 1846, elle n’a eu rien à y voir, c’était une affaire de l’autre monde, et de fait il n’y a eu que deux ou trois provinces mexicaines absorbées. Aujourd’hui c’est tout le Mexique que les États-Unis menacent, en même temps qu’ils professent comme politique l’exclusion de l’Europe de tout le continent américain, et le difficile est véritablement de savoir comment on s’y opposerait : de telle sorte, qu’entre ces deux mouvemens d’expansion les plus immenses et les plus redoutables qu’ait vus la civilisation moderne, celui de la Russie et celui des États-Unis, la politique européenne se trouve hésitante, souvent divisée et impuissante à rien empêcher, après