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d’ailleurs, et un acte d’une portée générale, tendant à modifier si sensiblement les relations de l’empire russe et de la Porte, et à livrer au tsar une portion de l’autorité souveraine du sultan sur onze millions de ses sujets ? Le cabinet de Saint-Pétersbourg répond à cela qu’il ne réclame rien d’inusité et de nouveau, que ces stipulations qu’il propose, elles existent déjà en sa faveur depuis le traité de Kaïnardgi, confirmé par tous les autres traités subséquens, qu’un acte nouveau n’aurait de valeur que comme réparation des mauvais procédés du passé en même temps que comme garantie plus étroite de l’avenir, et nullement comme titre à des avantages qui ne lui soient acquis. « Si nous sommes forts, dit la note russe, nous n’en avons pas besoin ; si nous sommes faibles, un pareil acte ne nous rendrait pas plus à craindre. » On pourrait assurément contester cette manière de poser la question, qui semble si singulièrement faire abstraction du droit ; mais enfin n’est-ce point là en substance ce qu’on dit depuis longtemps dans un autre sens ? Si la Russie ne demande rien de nouveau, rien que ne lui assurent déjà les traités qu’elle a avec la Porte ottomane, où donc est la nécessité d’une convention nouvelle ? Quelle force ajoutera cette convention aux stipulations antérieures ? En quoi liera-t-elle plus strictement la Turquie ? Si au contraire il y a quelque chose de nouveau dans les prétentions russes, comment la Porte ne serait-elle point en droit de peser, d’examiner, de repousser même les conditions et la forme de l’engagement qui lui est proposé ou plutôt imposé ? Et en réalité, si par l’acte qu’elle réclame la Russie ne poursuivait pas un accroissement d’influence et de prépondérance réelle en Orient, comment s’expliquerait cette insistance poussée au point de suspendre la guerre sur l’empire Ottoman et sur l’Europe ? Évidemment personne ne s’y trompe. La Russie sent bien que, sous une forme quelconque, — traité, sened ou simple note diplomatique souscrite par le divan, — ce qu’elle réclame, c’est un accroissement d’influence ; le gouvernement turc sent bien que ce serait pour lui une diminution d’indépendance ; l’Europe ne sent pas moins qu’il en résulterait un déplacement de souveraineté en Orient, une atteinte peu déguisée à l’intégrité de l’empire ottoman, et voilà la raison de la situation de tout le monde, de la Russie, de la Porte et de l’Europe, dans cette question.

Quoi qu’il en soit, au dernier ultimatum russe parvenu à Constantinople, le divan a répondu par un refus ; mais en même temps il paraît avoir joint à ce refus la proposition d’envoyer un ambassadeur extraordinaire à Saint-Pétersbourg pour expliquer sa situation et renouer les négociations si brusquement rompues par le prince Menchikof. Cette proposition doit d’autant plus peser dans la balance, que peu auparavant le gouvernement turc avait publié un firman par lequel il déclare de nouveau solennellement maintenir les privilèges et immunités des églises d’Orient. Le sultan ne semble même pas éloigné aujourd’hui de déclarer irrévocables les concessions faites aux chrétiens de toutes les communions, et de contracter, à défaut d’un engagement diplomatique, un engagement moral vis-à-vis de toutes les puissances chrétiennes. Tel est donc le terrain où se débat en ce moment cette souveraine question de la paix et de la guerre. Il s’agit de savoir si la Russie acceptera les engagemens de la Turquie, pris par le divan en vertu de sa souveraineté propre, sans aucun caractère synallagmatique, ou si, en persistant rigoureusement