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situation de tous points identique à celle où la convention, un siècle plus tard, se plaça vis-à-vis des rois par le meurtre de Louis XVI.

Au point de vue économique enfin, la révocation fut bien autrement désastreuse encore. Quatre cent mille personnes actives et énergiques, comme celles qui dans tous les temps se portent avec ardeur aux nouveautés téméraires, quittèrent le royaume pour n’y jamais rentrer. Plus de trois cent mille autres, y compris les victimes de la guerre des Cévennes, périrent sur les champs de bataille, sur les galères, sur les échafauds, ou moururent de misère et de faim en cherchant à fuir au-delà des frontières, ou à échapper, en se réfugiant dans les montagnes et dans les bois, à la persécution qui s’efforçait de les saisir partout. Il n’y a point là d’exagération. On n’a, pour vérifier ces chiffres, qu’à consulter les documens officiels du temps, et à faire le total ville par ville, province par province. Cette perte fut d’autant plus regrettable pour la France, que les derniers désastres de la guerre de la succession, et principalement l’hiver de 1709, causèrent dans le royaume une effrayante mortalité. Un nombre considérable de matelots expérimentés, de soldats d’élite, de vieux officiers, formés à l’école de la grande guerre, d’ingénieurs formés à l’école de Vauban, tournèrent contre le pays qui les exilait leur bravoure et leur expérience. Nos manufacturiers les plus riches portèrent hors de France leurs capitaux, nos ouvriers les plus habiles le secret de nos plus belles industries. Nos fabriques, les premières du monde à cette date, furent brusquement paralysées dans leur essor. La Prusse, grâce aux réfugiés, se constitua pour la première fois comme puissance commerciale. Par eux, la Hollande et l’Angleterre, furent initiées à la fabrication de toutes les denrées dont nous avions eu jusqu’alors le monopole exclusif, et notre commerce, perdant ce qu’elles cessèrent de nous acheter pour elles-mêmes, fut diminué de tout ce qu’elles vendirent à ceux que nous avions approvisionnés jusque-là. Après avoir retrouvé sur tous les marchés du monde le commerce des réfugiés, la France retrouva sur tous les champs de bataille leur haine et leur bravoure ; car, il faut le dire, elle n’eut jamais, à de très rares exceptions près, d’ennemis plus implacables. Parmi les calvinistes marquans du XVIIe siècle, Duquesne fut le seul qui resta tout à la fois fidèle à sa croyance et à son pays ; il fit jurer à ses enfans de ne jamais porter les armes contre la France, et ce fut là l’unique exemple de patriotisme que donnèrent ceux qu’atteignit la révocation. Triste effet des passions religieuses, qui sont, on peut le dire, le fléau de la véritable piété, et qui, plus implacables que les passions politiques, ne pardonnent jamais, étouffent dans le cœur des persécuteurs le sentiment de la justice et de la pitié, dans le cœur des proscrits le sentiment de la patrie, et font verser des flots de sang par ceux mêmes qui invoquent le Dieu de paix !


CHARLES LOUANDRE.