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d’Oualan qui sont nées dans une condition plus humble ne présentent pas un pareil vice de conformation ; mais les grandes dames, les princesses, toute la journée accroupies sur leurs nattes, les deux cuisses repliées à la fois sous elles, peuvent à peine, quand elles veulent marcher, se soutenir sur leurs jambes amaigries. On éprouvait une sensation pénible à voir ces pauvres femmes s’avancer en trébuchant sur le pont. J’aurais encore préféré les petits pieds des dames chinoises.

En jetant les yeux sur les princesses qui accompagnaient la reine, on s’étonnait de trouver mêlées au type polynésien des physionomies presque européennes. La figure de ces femmes offrait, chose bizarre, avec des contours plus réguliers qu’on n’en rencontre d’habitude dans l’Océanie, je ne sais quelle délicatesse maladive qui annonçait un précoce étiolement. C’était la pâleur du nénuphar, la clarté défaillante d’une lampe qui s’éteint, l’apparence morbide d’une race qui s’en va. Le roi George m’avait fait de tristes confidences sur l’état sanitaire de son île, et la vue d’un village de lépreux que nous avions visité la veille n’avait que trop confirmé ces affreux renseignemens. Heureux les insulaires dont un récif mugissant défend les rivages ! La civilisation du moins ne leur apportera pas ces affreux stigmates dont elle a marqué la population d’Oualan.

Les sensations de la reine ne furent pas moins vives que celles de son époux. Il n’y eut pas un coin de la corvette qui pût échapper à ses investigations. Elle s’en allait de droite et de gauche, furetant partout, trottinant comme une souris blanche, et tout émerveillée à son tour du spectacle qui avait si profondément impressionné la forte tête du roi George. Ses compagnes la suivaient, hurlant de surprise à chaque pas, et n’interrompant leur murmure admiratif que pour pousser parfois un joyeux éclat de rire. La reine ne cherchait point à dissimuler son ravissement. Elle semblait douée d’ailleurs de l’humeur la plus sociable, et son gai babil faisait plaisir à entendre : « J’aime les baleiniers, disait-elle ; ils m’apportent toujours quelque petit cadeau, me font des complimens, m’appellent good belly queen. Ils donnent au roi George de l’huile de baleine, du rhum et du tabac. Quand nous passons plusieurs mois sans voir de navires, le peuple et le roi ne sont pas contens. » J’offris une modeste collation au couple royal. Les princesses se tinrent accroupies à la porte de la chambre, et la reine, en riant, leur jeta les miettes du festin ; mais tout à coup le front du roi parut se rembrunir, et la reine écarta vivement sa chaise de la table. Mon domestique apportait en ce moment une anguille monstrueuse qu’un de nos canotiers, se promenant sur la plage, avait tuée le matin d’un coup de bâton. « Qu’avez-vous ? » demandai-je au roi George. Il me montra du doigt le poisson que