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intellectuelle de l’émigration, et peut-être pourrait-on reprocher à l’écrivain qui vient de traiter avec des documens nouveaux cette question délicate - d’incliner un peu trop vers cette idée, qu’au XVIIe siècle la supériorité de l’intelligence était tout entière du côté des protestans. M. Weiss lui-même reconnaîtra qu’on peut, sans démentir l’histoire, réclamer l’égalité en faveur des catholiques ; car le mérite de son livre, c’est de ne point s’adresser à telle communion religieuse plutôt qu’à telle autre, mais à tous ceux qui veulent s’instruire par les leçons du passé. Aujourd’hui, grâce aux recherches récentes, c’est avec une pleine connaissance du sujet que l’attention de la France peut se reporter sur les conséquences de la révocation de l’édit de Nantes. On peut mesurer dans toute son étendue et sous les aspects les plus divers le désastre occasionné par ce décret. On a peine à comprendre comment Louis XIV, qui fit de si grandes choses, a pu commettre une pareille faute, comment il ne s’est point arrêté devant la morale humaine, devant l’intérêt de l’état, devant la religion. On se demande comment, à l’exception de Fénelon et du cardinal de Noailles, personne ne s’est rencontré dans le haut clergé français pour lui représenter que jamais la véritable tradition catholique n’avait admis qu’on put employer contre l’hérésie d’autres armes que les armes spirituelles, que saint Augustin avait recommandé de combattre l’erreur et non les hommes, et que l’église gallicane, dans la barbarie même du moyen âge, avait déclaré par la bouche du plus éloquent de ses apôtres, par la bouche de saint Bernard défendant les Juifs, qu’on doit enseigner et persuader la foi, et non l’imposer : fides suadenda, non imponenda.

Au point de vue religieux, la révocation fut un acte complètement inutile, car le protestantisme, comme il arrive toujours pour les croyances religieuses, se soutint et se fortifia par la persécution. En effet, vers 1680, la France comptait environ douze cent mille protestans sur une population totale de vingt millions d’habitans. Aujourd’hui, sur trente-six millions, elle compte environ dix-huit cent mille réformés, et de la sorte la proportion est restée la même. Au lieu de ramener dans le giron de l’église romaine ceux qui s’en étaient séparés, la révocation en éloigna au contraire une foule d’hommes qui se jetèrent dans le philosophisme par crainte d’un despotisme religieux, et le XVIIIe siècle vit se former un parti qui attaqua le catholicisme en prenant pour prétexte la haine de l’intolérance.

Au point de vue gouvernemental, la révocation fut un fait désastreux pour l’autorité royale et pour Louis XIV personnellement ; car, en pénétrant dans le domaine de la conscience, ce prince, qui avait si nettement posé le principe de la séparation des deux pouvoirs, se plaçait pour ainsi dire en dehors du droit dont lui-même avait fixé les règles. Il démentait ainsi et la politique de sa race et sa propre politique ; il reconstituait comme parti le protestantisme, depuis longtemps vaincu et désarmé, et il provoquait la résistance de la part de sujets fidèles et dévoués, qui, éblouis, comme le reste de la nation, par sa puissance et les splendeurs de son règne, n’avaient su jusqu’alors qu’admirer et obéir. Il donna en outre aux coalitions de l’Europe protestante un prétexte en quelque sorte permanent ; il aggrava les rivalités politiques de toutes les haines implacables des passions religieuses, et se plaça par ses proscriptions, vis-à-vis des princes réformés de l’Europe, dans une