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France, entretinrent des rapports suivis avec Guillaume d’Orange, devenu roi d’Angleterre, et donnèrent des troupes à la grande coalition européenne. Genève, sommée par Louis XIV d’expulser les réfugiés, fui contrainte d’obéir à cet ordre, mais elle se vengea par des mesures occultes plus fatales au grand roi qu’une rupture ouverte. Tous les cantons embrassèrent sa querelle. Pendant la guerre des Cévennes, ils secondèrent activement les camisards. Il en fut de même lors de la guerre de la succession. Les réfugiés avaient tellement popularisé la haine contre leur propre pays, qu’en 1707, lorsque le prince de Conti éleva, concurremment avec la maison de Brandebourg, des prétentions sur la principauté de Neufchâtel, les cantons, excités par leurs intrigues, déférèrent la souveraineté de ce petit état à Frédéric Ier, et c’est là ce qui explique ce droit d’intervention que la Prusse n’a jamais cessé depuis de réclamer dans les affaires de la confédération helvétique. Louis XIV eut beau menacer, les cantons répondirent par des préparatifs de guerre. Cette fois encore, comme toujours, les réfugiés se placèrent à l’avant-garde ; l’Europe coalisée leur promit son appui, et le grand roi fut forcé de céder. Ainsi, par rapport à la Suisse, la révocation de l’édit de Nantes eut encore pour la France des résultats funestes. Elle changea en hostilité sourde la neutralité jusqu’alors bienveillante d’un état voisin, et elle déposa dans les cantons les germes d’un esprit anti-français qui s’est depuis réveillé dans maintes circonstances.

Telle est l’histoire de L’émigration protestante dans les pays les plus rapprochés de la France ou dans ceux où elle exerça le plus d’influence ; il faut la suivre maintenant aux extrémités de l’Europe septentrionale. On la retrouve en Danemark, où elle forme quatre colonies importantes, la première à Copenhague, la seconde à Altona, les deux autres à Frédéricia et à Glukstadt. On la retrouve aussi en Suède, où du reste le luthéranisme se montra peu bienveillant à son égard. Enfin on la retrouve en Russie, où les recommandations de l’électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, avaient préparé aux réfugiés un accueil hospitalier. En 1688, les czars Pierre et Ivan leur accordèrent, par un ukase, le libre accès de toutes les provinces moscovites. Plus de trois mille d’entre eux entrèrent dans le régiment modèle formé par Pierre le Grand, et leur influence se fit glorieusement sentir dans l’instruction et la discipline de l’armée qui devait plus tard triompher à Pultawa. Les sympathies de Pierre le Grand pour les réfugiés ne se démentirent jamais. Lorsqu’il eut bâti Saint-Pétersbourg, il leur permit d’y construire un temple. Il donna des terres à ceux qui voulaient se livrer à la culture, et aujourd’hui même il existe sur les bords du Volga une petite colonie française, agricole et commerçante, qui forme, au milieu de la grande famille moscovite, une famille distincte, dont les membres ont gardé, avec leur culte et leur langue maternelle, l’habit à basques et la perruque du règne de Louis XIV.

L’émigration protestante ne s’arrêta point aux limites de la vieille Europe ; elle se fraya le chemin du Nouveau-Monde, pour chercher, au sein d’une nature sauvage encore et sur une terre inexplorée, cette liberté dont elle était si jalouse. Déjà, au XVIe siècle. Coligny avait formé le projet de réunir sous une seule et même direction et de fixer dans une même colonie de l’Amérique ceux de ses coreligionnaires qui préféraient l’exil à l’abjuration. Une première expédition fut tentée en 1555 par Durand de Villegagnon. Elle échoua