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Shelley est peut-être ce qui sert le plus à l’étendre aujourd’hui. Il y a dans ce que j’appellerais le shelleyisme deux choses bien distinctes : l’élément philosophique d’un côté, aboutissant au libéralisme le plus complet, au plus entier affranchissement de la pensée, et de l’autre, le principe exclusivement littéraire, la forme. Du vivant de Shelley lui-même, ceux qui se sentaient le courage de le comprendre, d’être de son école, l’imitaient surtout par la phraséologie. Leigh Hunt, qui peut à bon droit passer pour le chef des shelleyistes de ce temps-là, ne s’élève guère au-dessus des proportions d’un parodiste, et l’on voit que chez le journaliste poursuivi pour attaques contre la personne sacrée du prince régent, c’est affaire de radicalisme et de philologie, rien de plus. Du vivant de Shelley d’ailleurs, ses disciples n’osaient avouer leur culte ; on l’admirait d’une façon occulte et clandestine, et quiconque se fût permis de dire tout haut à l’auteur de Prométhée, comme Dante à Virgile : Tu sei it mio maestro ! se serait à l’instant vu classer parmi les parias de la société. Les disciples de Shelley n’en existaient pas moins à cette époque : il y en avait, et de très fervens ; mais, loin d’imprimer aucune tendance à l’opinion générale, ils en demeuraient exclus, et vivaient un peu à l’état de membres de sociétés secrètes. Le véritable mouvement commence avec Carlyle, ce grand poète en prose, autour duquel se groupe un beau jour la jeunesse studieuse, et qui révèle en quelque sorte l’Angleterre à elle-même. Pour ces jeunes gens qui, après avoir suivi de confiance les cours des professeurs d’Oxford et de Cambridge, se trouvaient tout à coup en présence du philosophe du hero-worship, un monde nouveau s’ouvrait, mais un monde où l’on ne pouvait se frayer un chemin qu’après avoir jeté bien loin de soi l’ancien bagage. Le temps, du reste, avait marché ; on lisait Shelley sans trop de mystère, et tout ce qu’on risquait à s’avouer disciple de Carlyle, c’était de se voir traiter d’excentrique par les gens du monde, d’imbécile ou de fou par les universitaires.

Il faut bien en convenir : sur les questions de religion et de politique, les doctrines de Carlyle ne se piquaient point d’une très grande orthodoxie, et ce fut tout à fait en dehors des classes aristocratiques qu’elles commencèrent par faire leur chemin. Les hommes de lettres proprement dits, les esprits voués au progrès, tous ceux-là appartenaient à la nouvelle école, que les hautes classes affectaient de dédaigner, et dont les oisifs semblaient ignorer l’existence. Or la part que prennent à un mouvement les oisifs et les grands en peut seule constater la force irrésistible. Au groupe d’écrivains dominé par l’influence de Carlyle se rattachent deux des gloires actuelles les plus incontestables de l’Angleterre, M. et Mme Browning, dont la parenté avec Shelley se découvre dès l’abord. Cependant tout