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toute chose par cet attribut saxon dont j’ai parlé, le earnestness. Ils interrogent les pages de la Sorcière de l’Atlas ou du Triompha de la Vie, comme j’ai vu d’ardens ecclésiastiques interroger le magnétisme. Shelley est pour eux non pas un rêveur, mais un clairvoyant. Ceux qui ont la constante habitude de nommer Shelley et Byron ensemble, et, à cause de l’amitié qui les rapprocha un moment, de se les figurer sous ce même ciel d’Italie, déversant sur la patrie absente les flots d’une commune haine, seraient peut-être surpris d’apprendre combien de secrètes sympathies rattachaient Shelley à l’Angleterre. Tandis que le superbe auteur de Lara prenait plaisir à froisser les préjugés de ses compatriotes, et, pis encore, à se moquer d’eux, Shelley les indignait, il est vrai, les ameutait contre lui, mais naïvement et en s’affligeant de leur colère. Le cri le plus féroce qui soit sorti de sa plume ne vient que d’un paroxysme de douleur ; tout son fiel n’est que l’amertume d’une âme blessée, où l’orgueil, par exemple, n’a jamais eu de part. Tout le poète et tout l’homme se résument, si l’on veut y faire attention, dans le portrait suivant de Shelley à quatorze ans, et que vingt fois m’ont tracé certains de ses condisciples d’Eton. C’était un être étrange, méconnu de tous, aimé d’un seul, le vieux professeur Lind, pour lequel le jeune Percy garda une vénération éternelle. Quelque chose d’ombrageux, de curieux et de craintif distinguait l’enfant de tous ses camarades, et à voir sa démarche légèrement dégingandée, son regard vacillant et doux, et un je ne sais quoi de soupçonneux qui se révélait dans chacun de ses gestes, on l’eût pris volontiers pour un faon échappé aux profondeurs des bois. L’idée parut en venir à quelque fantaisiste de ses compagnons ; de là cet odieux hallali : — Faisons la chasse à Shelley ! — qui retentit un jour au milieu de l’école. À dater de cette heure, la « chasse à Shelley » prit rang parmi les récréations admises. On lançait le malheureux écolier, qui mettait une agilité surnaturelle à échapper à ses persécuteurs. Sautant des bancs sur les pupitres, se cramponnant partout, passant par les fenêtres, escaladant les murs, il menait parfois chasseurs et meute en rase campagne ; puis, au moment où l’on arrivait à le forcer, mais avant qu’on eût pu l’atteindre, il se retournait en poussant un rugissement à faire reculer la troupe. Le futur auteur des Cenci en restait quitte pour un accès de fièvre nerveuse. « Je vivrais cent ans que jamais je n’oublierais ce cri, me disait un de ceux qui autrefois chassaient Shelley, cela vous glaçait le sang dans les veines, et j’ai toujours cru qu’à ce moment il était complètement hors de lui. »

Plus tard, la même chose se reproduit : l’Angleterre chasse encore Shelley, et le cri d’anathème qu’il profère n’est que le résultat du délire. La haine de son pays est si peu dans son cœur, Shelley est si peu anti-anglais, que plusieurs de ses meilleures inspirations datent des