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C’est cette action même que nous voudrions maintenant caractériser en nous aidant des poésies de M. Julian Fane. Le volume de M. Fane, publié il y a quelques mois à peine, est déjà parvenu à sa quatrième édition. Fils de lord Westmorland, neveu du duc de Wellington, l’auteur tient à tout ce que l’Angleterre a de plus haut placé, de plus irréprochable, on pourrait presque dire de plus austère. Aussi me demandais-je avec curiosité, dans les poésies de M. Fane, quel serait le sens d’une pièce de vers intitulée le Tombeau de Shelley. Je m’attendais bien, je l’avoue, de la part du jeune poète, à quelque acte de ce courage généreux dont le secret est dans sa famille, et dont sa belle et noble tante, lady Jersey, donna une si éclatante preuve lorsque, devant tout Londres en courroux, elle tendit vaillamment sa main à Byron la veille de son exil volontaire. Mais non : les vers de M. Fane sont mieux encore que cela ; ils sont un nouveau témoignage de l’influence de Shelley. Je les traduis en entier, autant à cause de leur propre valeur que pour leur tendance :

« Venez, tressez les couronnes de vos chants, pour orner le tombeau de celui qui mourut âme de toute poésie ! — Mort ? — Oh ! non, il ne l’est point. Brisant trop tôt sa chrysalide, vile enveloppe terrestre, il a seulement échappé à nos yeux. Emporté par le vol de son ardente pensée, gloire ailée, à travers l’univers, vers l’immortalité il a fui. Trop faibles sont nos regards pour le suivre ; mais venez tous tresser l’offrande funéraire, couronne de musique, non de lauriers, — couronne de sons, dont la morne tristesse soit digne de cette voix qui apprit tous leurs chants au monde et aux temps nouveaux. Muse sacrée, nous t’invoquons ! Fais que de nos lèvres froides et monotones découlent des hymnes désolés, inspire-nous l’art de réveiller la lyre si harmonieuse des sanglots ! Toi, invisible toujours, quelle que soit ta demeure ; — que, tu habites les hauteurs de Delphes, que tu baignes tes pieds divins dans les flots de Castalie ; que, libre de tous liens et sans asile prescrit, tu erres dans l’infini de Dieu, ton créateur, ou bien encore, comme aucuns le disent, que tu descendes te renfermer, souveraine solitaire, dans le cœur ’le l’homme ; — en quelque lieu que tu sois, nous te saluons, ô Muse ! Fais entendre ta voix céleste, mène le chœur de nos regrets, apprends à nos chants le secret des pleurs harmonieux !

« Mais tout se tait ! Elle ne veut nous écouter ni venir ! Nulle corde ne vibre, nulle lèvre ne frémit, nul son n’agite d’un souffle l’océan sans ondes du désespoir ! Allez donc, ô vous, ses fidèles disciples, vous, âmes rouées au vrai, dirigez vos pas vers ce site funèbre[1] dont l’étrange beauté le ravissait d’amour pour la mort, lui, que nous avons perdu. — Allez silencieusement ; qu’ici nulle main inhabile ne touche à une harpe mortelle ; que le pâtre même se taise, et que le poète n’ose jeter les chétives fleurs d’une imagination

  1. Shelley est enterré dans un cimetière protestant à Rome, endroit pittoresque où il avait l’habitude de passer des heures entières en disant qu’il y devenait « amoureux de la mort. »