Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 3.djvu/143

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les voix jouent un grand rôle dans cette chasse de traqueurs. On entoure un bois. Deux côtés sont occupés par des enfans qui sont chargés de pousser de grands cris dès que la bête est lancée. Le pauvre animal, pressé en croupe par les traqueurs et les chiens, n’osant se jeter à droite ni à gauche, à cause du bruit des voix, pousse droit à la portion du bois où il n’entend ni cris ni aboiemens, et là il rencontre dans les clairières et les sentiers le chasseur qui l’attend immobile, le fusil en main.

Nous avions, d’après ces principes stratégiques, formé autour d’un des quartiers de la forêt de Pinia une enceinte formidable. Les bergers étaient entrés avec leurs chiens dans le fourré, et bientôt nous entendîmes les hurlemens des chiens au lancer. Les enfans du maître d’école leur répondirent par un concert de cris aigus. J’étais posté sur la lisière du bois, au bord d’une vaste clairière coupée d’arbustes et de cistes, et j’attendais avec une certaine émotion le moment de voir bondir le cerf à travers le taillis ; mais la voix des chiens changea bientôt de direction. Les cerfs, car il y en avait deux, avaient forcé la ligne des voix, et avaient gagné une autre partie de la forêt. Les bergers, accourus aux cris des enfans qui avaient vu passer les botes, coupèrent les chiens, et les ramenèrent dans l’enceinte. Cette fois, nous attendîmes longtemps ; enfin un autre animal fut mis sur pied ; les conques marines dont se servent les bergers, et qu’on appelle des cornets, retentirent, dans les profondeurs de la forêt, et j’entendis deux coups de fusil éclater à des intervalles rapprochés sur la ligne où j’étais placé. Tout à coup je vis bondir à trente pas de moi quelque chose de fauve ; je tirai un coup au hasard, et il me sembla voir disparaître la bête dans le fourré, comme si elle s’affaissait sur elle-même. Je courus dans cette direction, ce qui était imprudent vu la position des autres tireurs, et je ne trouvai rien, sinon quelques feuilles d’arbousier marquées de sang. Les chiens passèrent auprès de moi comme un troupeau de loups. Je retournai à mon poste. J’attendis là plus de vingt minutes, n’entendant que les cris des chiens, le cornet des bergers et les voix des enfans. Enfin on vint m’annoncer que la biche, — car c’était une biche, hélas ! — s’était jetée dans un étang et avait été prise par les enfans. La pauvre bête captive, une liane passée autour du cou, en guise de collier, était debout, étonnée et farouche, au milieu d’un groupe de paysans. Elle ouvrait de grands yeux pleins de tristesse, et regardait autour d’elle d’un air effaré. De temps en temps elle essayait de bondir, et, retenue par ses liens, redevenait timide et découragée. Les paysans joyeux me la montraient d’un air d’orgueil.

— Il faut l’emmener vive, dit le maire ; elle peut guérir de sa blessure. Vous l’emporterez à Paris.