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des prisonniers dont les yeux ne s’arrêtent pas du moins sur la morne étendue des mers. De toutes les existences enfermées, la plus triste semble alors celle de l’officier de marine. Le navire qu’on aimait n’est plus que le pire de tous les cloîtres. On regrette amèrement de voir s’écouler dans une pareille torpeur le sable stérile de sa vie. Après trois années de campagne, ces momens difficiles soumettent à de rudes épreuves les plus heureux caractères. Ces physionomies sur lesquelles le regard s’arrête périodiquement à la même heure, ces voix dont le timbre ne varie jamais, ces saillies émoussées qui n’ont plus rien d’imprévu, harassent l’esprit et lui causent de secrètes nausées. Par désœuvrement on se recherche, et l’on gémit après s’être rencontré : c’est une sorte de scorbut moral dont les organisations les plus riches sont les premières à souffrir ; mais dès que les noires vapeurs du ciel se dissipent, dès qu’une brise favorable fait frémir les voiles, l’horizon de la mer et l’horizon de l’âme semblent à la fois s’embellir. On accourt l’un vers l’autre comme des oiseaux joyeux sortant de dessous la feuillée : on se sourit, on s’aime, et un rapprochement universel salue la première apparition de la terre.

Le 21 mars, cinquante-deux jours après notre départ de Manille, nous aperçûmes l’île Oualan. Produit d’une éruption basaltique, cette île élève ses pitons aigus jusqu’à 650 mètres au-dessus du niveau de la mer. Elle est, comme l’île Pounipet[1], dont cent lieues environ la séparent, un des sommets culminans de cette vaste cordillère sous-marine qui, du 5e au 8e degré de latitude nord, sur un espace compris entre le 135e et le 160e degré de longitude orientale, a servi de base aux travaux des zoophytes et donné naissance à de longs récifs, aujourd’hui habités, que couronnent quelques arbres et qu’envahissent parfois les eaux soulevées par les ouragans. L’île

  1. L’Ile Pounipet fut visitée en 1840 par la corvette la Danaïde, que commandait alors M. Joseph de Rosamel. Deux officiers de ce bâtiment levèrent le plan de l’île, et l’un d’eux, M. Garnault, recueillit sur les traditions et les mœurs des peuples carolins de curieux renseignemens qu’il a bien voulu me communiquer. Parmi ces traditions, il en est une surtout qui semblerait assurer à l’île Pounipet la triste célébrité d’avoir été le lambeau des derniers délais de l’expédition de Lapérouse. — On sait qu’après avoir Interrogé avec un soin religieux les souvenirs des vieillards de Vanikoro, le capitaine Dillon et le commandant Dumont d’Urville crurent pouvoir affirmer que les équipages des deux corvettes de Lapérouse n’avaient pas péri tout entiers sur l’île dont les récifs avaient brisé leurs navires, un certain nombre d’hommes s’étaient embarqués dans une chaloupe qu’on avait mis six mois à construire. Cette embarcation avait dû, suivant les uns, se diriger sur les Moluques ou sur les Philippines ; d’autres inclinaient à penser qu’elle avait pu faire route vers les îles Mariannes. Cette dernière supposition, pour des raisons toutes nautiques qu’il serait trop long de déduire, m’a toujours paru la plus probable. Quoi qu’il en soit, la chaloupe partit de Vanikoro, et les naufragés laissés en arrière n’eueurent jamais de nouvelles. Sur quel point de l’Océanie avait péri cette embarcation ? Le récit du naufrage d’une chaloupe montée par des hommes blancs qui s’était échouée, disaient les habitans de Pounipet, sur les récifs de leur île il y avait une soixantaine d’années, éveilla l’attention des officiers de la Danaïde, qui finirent par apprendre que dans cette chaloupe se trouvait un pierrier marqué d’une fleur de lis. Les blancs avaient longtemps résisté aux attaques des insulaires, mais ils avaient enfin été surpris au milieu de la nuit et massacrés jusqu’au dernier. Le pierrier demeura comme un trophée dans l’île. Un navire de commerce anglais l’avait emporté, disaient les habitans, peu de mois avant le passage de la Danaïde. Si l’on jette les yeux sur la carte, on verra quel degré de probabilité acquiert la version qui, d’après ce récit, placerait à Pounipet le second et dernier naufrage des compagnons de Lapérouse se dirigeant vers les Mariannes. Tracez une ligne de Vanikoro aux Mariannes, vous verrez qu’elle passe au milieu de l’archipel des Carolines, à cent lieues environ de Pounipet. Cette erreur de cent lieues s’expliquerait aisément, car les Français avaient dû tenir compte de la régularité des vents alisés et des courans qu’ils avaient observés déjà dans l’Océan Pacifique. Ils avaient donc probablement gouverné depuis leur départ bien à l’est du point qu’ils voulaient atteindre.