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vivace ne sont pas celles où l’on rencontre le moins de nobles qualités. C’est là que s’est conservée, dans toute son énergie, cette race de héros qui a lutté pendant tant de siècles pour la liberté de sa patrie. — On connaît le trait de ce généreux Cervoni, qui vint à la tête de ses pareils et de ses amis secourir Paoli, son ennemi mortel, assiégé dans le couvent de Bozio, sacrifiant ainsi sa vengeance personnelle au salut du pays. Lorsque Paoli délivré chercha son libérateur pour lui serrer la main, celui-là était déjà parti, emportant sa haine intacte après le devoir accompli. — La vendetta en Corse est un préjugé social comme le duel chez nous. C’est le jugement de Dieu du moyen âge. Elle ne sert pas seulement à venger les injures, elle est censée redresser les torts. Des questions de limites, des contestations de propriété ont fait exterminer des familles entières. C’est comme un champ-clos où chacun soutient son dire au risque de sa vie ; seulement ici le champ-clos est vaste, et s’étend du Cap Corse à Bonifacio. L’iniquité des oppresseurs de la Corse a accoutumé ce malheureux peuple à ne compter que sur ses propres forces. Le fusil et le stylet ont remplacé la verge de la justice. La magistrature française, en y apportant ses habitudes d’impartialité, n’a pu triompher encore de cette tradition barbare. « On ne voit autre chose dans les montagnes, écrit l’historien Filippini, que des troupes d’hommes portant arquebuse. Il n’y a pas d’individu, si pauvre qu’il soit, qui n’ait la sienne de cinq à six écus. Celui qui n’en a pas vendra, pour en acheter une, sa vigne et ses châtaigniers. N’est-il pas admirable de voir des gens dont tout le vêtement ne vaut pas un demi-écu, de pauvres hères qui n’ont pas de pain dans leur maison, se croire déshonorés s’ils n’ont pas une arquebuse ? Aussi les terres restent-elles sans culture, et chaque jour enfante-t-il quelque nouvel homicide. ! » Ces lignes écrites au XVIe siècle, on pourrait les écrire aujourd’hui en changeant le mot d’arquebuse. L’arme s’est perfectionnée, l’homme est resté le même. Pendant ces vingt dernières années, on était parvenu, à force de patience, à opérer en partie le désarmement de la Corse. Un seul jour a anéanti le fruit de ce long travail. Un armurier du pays m’a assuré qu’il s’était vendu en Corse dans la seule année 1848 plus de vingt mille fusils de chasse. Ce que je sais, c’est qu’il est rare de rencontrer un paysan sans armes. Ici chacun porte un fusil par manière de contenance, comme on a porté l’épée, comme on porte encore la canne ou la cravache. Et le fusil ne suffit pas : il faut encore le pistolet et le stylet. Les vestes de velours à larges poches sont de véritables arsenaux. Au milieu de ces querelles, de ces guerres, la famille a acquis une importance énorme : nulle part les liens du sang ne sont aussi sacrés. Chacun a cherché dans le cercle de ses païens cette patrie qui manquait au citoyen. Chaque famille est devenue ainsi